À l’aune de la beauté du monde… un texte de Pierre Raphaël Pelletier

22 juin 2017

À l’aune de la beauté du monde…

maykan, chat qui louche, littérature

Après cinq heures d’écriture, mes yeux fatiguent trop pour que je puisse continuer. J’enlève mes lunettes, les nettoie, les remets avec soin dans leur étui. Je ferme les yeux et me masse tranquillement les paupières. Bien soulagé, j’ouvre à nouveau les yeux. Pas possible de continuer à plancher. Le récit trépigne de colère. Il menace de tout saboter. Sévèrement, je lui rétorque que j’obéis à mes règles. « Tes petits codes de conduite, lui dis-je, émasculent mes phrases. Résultat, elles n’ont plus la force de sauter la clôture. Écoute-moi bien, mon ami le récit. Cesse de regimber comme un enfant gâté. Tu vis sur du temps emprunté. Le mien. Et avec mon temps, j’écris le récit que je veux. »
Entre au café Archimède un homme de haute stature au teint foncé, une toison noire sous un gros nez. Il se dirige au comptoir, commande une soupe et s’assoit à une table voisine. Me monte aux narines une odeur agréable d’un mélange de patates et poireaux. Je le guigne. Son visage a quelque chose de familier. Poussé par la curiosité, je n’hésite pas à lui demander si on ne s’est pas déjà vus quelque part au marché. « You tink so ? » me dit-il avec un regard amusé. « Oui, je le crois. » Je lui demande en anglais si je peux lui poser une autre question.
— Pas una problema.
— Ah oui, ça me revient ! Je vous ai vu la fin de semaine dernière. Vous parliez avec François sur la rue William.
— Si. Yé parle souvent avec Franky.
— Vous êtes Chilien ?
— Si.
— Ah ! Vous vous appelez Ruiz !
— Si. Yé mé nomme Ruiz.
— François me dit aussi que vous êtes arrivé au Canada après la chute d’Allende.
— Si. I was professor of philosophy at the time.
Me fixant de ses yeux fuligineux, il me dit :
— Did you know that the presidential palace was destroyed by USA planes ?
— Non, je savais pas. Par contre, je sais que ce coup d’État contre le gouvernement marxiste, élu démocratiquement, a été financé par le gouvernement américain. C’est Kissinger qui en était l’artisan, ce criminel nobélisé.
— Pinochet era su general.
— Alors vous me disiez être professeur de philosophie ?
— Si y’enseignais à la Universidad Nacional de Santiago. Los militaros y son venus à la universidad una semana après lé coup. Él m’ont fait venir à la dean’s office. Los militaros dice qué yé pouvais enseigner mais qué ellos dirigent l’université. Yé leur ai dit qué yé suis marxiste y qué y’acceptais d’enseigner à une seule condition, si c’est moi qui dirigerais l’armée. Le colonel ma demandé si y’avais fait mon service militar. Yé repondu no. Él m’a dice qué si y’avais répondu yes, yé été un traître à la patria et él mé tiré dans la cabeza. Yé eu dos años.
— Comment ça a été en prison ?
— Yé mé fait battre and tree times they staged my execution. Los militaros pensaient que y’étais fou. Après ça, yé pas été torturé. Un jour, y son venus me prendre à cinco horas de la mañana. Yé pensé qué vont mé tuer in the jail yard. Le colonel mé dice qué y’avais vingt-quatre horas to gather all my things and then they would put me on a military plane and send me to Canada. They told me I would die there because I had no food and o coat and that there, in Canada, were only penguins and that it was so cold, no human could live there.
[…]

photo : Alex Ugalek

À l’aune de la beauté du monde, nous ne pouvons tricher. Nous sommes humains ou nous ne le sommes pas. À l’aune de la misère, y voyons-nous plus clair ? La cour de la maison de fer blanc sise entre Murray et Clarence est un lieu qui nous sort carrément du hourvari du marché et des rues adjacentes.
En semaine, broutille et pinaillage à l’écart, cette cour se mue en une paisible clairière dans une forêt d’érables qui tamisent la lumière qu’abandonnent si facilement les hommes sur leur passage. Je m’agenouille près du ruisseau, me rafraîchis le museau. L’eau pure coule en moi comme un élixir de jouvence. Je me relève, je prends une bonne bouffée d’air. Se déploient en moi les forces de l’univers, heureux de croire que l’eau et l’air dont dispose ma chair, d’une absolue nécessité comme ressources premières, sont protégés par toutes les nations.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


L’ordre des choses et la beauté militante, un texte de Pierre Raphaël Pelletier

8 juin 2017

L’ordre des choses et la beauté militante

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

J’arrive au mail piétonnier de la rue William au marché, en passant par la rue Rideau. J’enfile à ma gauche sur George et j’entre à la Bottega. Je me rends à l’exiguë salle à manger tout au fond, derrière les rangées de produits nous venant d’Italie.
J’ai le choix d’une bonne table. Je suis le premier client. D’ici une dizaine de minutes, il n’y aura plus une place de libre. François vient me rejoindre. Je fais signe au serveur de nous apporter les menus.
— J’ai très faim, me dit François en s’asseyant.
J’aime ça ici. Le service est rapide et la bouffe est bonne. Excuse mon retard ! J’arrive d’une rencontre avec les fonctionnaires qui s’occupent du marché.
— C’est pas encore réglé c’t’affaire là ?
— Pa, ça fait deux ans qu’ils parlent de mettre en vigueur le fameux règlement pour encadrer nos activités au marché.
— Tu parles bien de cette idée de vous assigner des places avec vos heures d’utilisation.
— Avec des permis qui coûtent pas mal cher en plus !
— Qu’est-ce qu’ils pensent, ces énergumènes ? Toutes les grandes villes font leur possible pour accommoder les buskers. C’est très important pour le tourisme culturel. Tout le monde sait ça !
— Pa, ça m’a pris des mois pour rencontrer un des responsables du marché à la ville d’Ottawa. Ça, c’était cet hiver.
— Oui, ça me revient. Pis ?
— Eh ben, toujours rien, sauf qu’on doit payer des permis pareil.
— Cré fonctionnaires ! Y sont bons pour parler autour des cafetières.
[…]
— Je suis le seul à faire ce que je fais. Y’a pas d’autres madonari au marché. Je suis d’accord avec les revendications des autres amuseurs. J’ai dit au jeune fonctionnaire que je voulais le rencontrer avec notre groupe. Sur le prix des permis, on s’entend pas entre nous. Il faut que je démêle ça, avant la rencontre.
— Ben quoi, le prix des permis ? Toi, tu payes ton permis !
— Oui, mais y’en a qui veulent pas payer du tout.
[…]

L’ordre des choses

Souveraine abstraction à laquelle plusieurs de nos dirigeants se réfèrent pour affaiblir ou contrôler toute négociation qui pourrait déraper au profit des intérêts de la majorité.
Négocier s’il le faut, mais sans jamais céder à quelque négociation que ce soit sur le fond des choses dans lequel sont cryptés les impératifs des groupes d’intérêt privilégiés, les oligarchies financières.

La beauté militante

Nous le savons et c’est révoltant. Nos gouvernements sont dominés par de puissantes corporations qu’ils doivent normalement contrôler pour assurer et protéger nos droits.
Point n’est nécessaire de faire des détours alambiqués avant de comprendre comment ces entreprises tentaculaires peuvent impunément jouer dans nos cours arrière et mettre en péril notre santé et nos milieux de vie.
Nous en sommes là. Mais attention. Nous nous défendons de plus en plus. Sur tous les fronts. Même si ces actions citoyennes sont coûteuses et difficiles à contenir, efficacement et systématiquement, à moyen et à long terme, nous devons reprendre le contrôle de nos gouvernements pour, politiquement, par force de loi, encadrer leurs comportements abusifs.
La beauté de la planète doit cesser d’être à la remorque des multinationales qui se mirent dans la beauté de leurs richissimes empires du dollar.
Mis à part le narcissisme et l’implosion défaitiste qui nous empêchent d’avancer, je m’accroche à l’intuition géniale de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde. » Oui, c’est ça. Tout ça. Une beauté consciente, agissante, qui se fait à travers l’aventure créatrice des hommes et des femmes qui créent leur vie quotidiennement au sein de la Cité (la polis grecque).
Loin d’être une utopie, cette beauté militante doit être centrale dans l’agenda de tout gouvernement que le peuple se donne pour son développement et son bien-être.
Une telle beauté n’est si menaçante que parce qu’elle dénonce la barbarie de ceux qui cherchent à la tuer.
« Franky. You know what’s beautiful about beauty ? It never dies. »
Dixit : Johny Jack Louis Jobb de la nation crie des Plaines.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

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Maudite mort !… un texte de Pierre Raphaël Pelletier

25 mai 2017

Maudite mort !…

 

Tout près du désolant bunker servant d’ambassade américaine sur la promenade Sussex, j’aperçois Johny Jack Louis Jobb qui se dirige vers la rue Murray. Vacillant, il avance difficilement sur le trottoir, sa guitare sous le bras. Où peut-il bien aller à cette heure tardive un dimanche soir, alors que tout est fermé au centre-ville d’Ottawa ?

(Une tombe !)

Visiblement, Johny Jack Louis Jobb dépérit rapidement et, hélas, nul d’entre nous ne peut l’aider, encore moins comprendre la force destructrice que lui a concoctée sa vie d’homme déraciné, bafoué, humilié, battu, et dont la violence lui bousille l’esprit. Cette même violence qui crucifie des millions d’hommes, de femmes et d’enfants de par le monde. Toute cette violence qui, à voir croître les saloperies de nos entrepreneurs planétaires qui détruisent tout, aboutira ultimement à la crucifixion de l’humanité que nous portons tous et toutes en nous.

J’ai reçu un appel de mon frère ce matin. Sylvia, sa compagne des vingt-quatre dernières années, vient de le quitter à huit heures dix minutes exactement, en ce lundi de l’Immaculée Conception, me précise-t-il, lui fervent et fiévreux, croyant, à la foi maintes fois éprouvée. C’est tout ce qu’il a réussi à me dire avant de raccrocher.

« Maudite mort », me dis-je. Non seulement la mort nous ravit-elle amours, espoirs, amis, mères, sœurs, frères, pères, elle s’amuse en plus à nous tuer plusieurs fois de notre vivant.
Tourneboulé, ni d’un ni de deux, j’enfile mon veston et je quitte mon arche de Noé. Je n’ai qu’une envie, celle de crier comme un dément, un possédé, pour tout vomir, tout rejeter, tout casser.

J’en tremble. J’arrête de marcher. Je reprends mon souffle et je repars. Deux bonnes heures de marche.

Emportés, comme toute jeunesse, par le verbe joyeux de nos parcours respectifs, mon frère Jean et moi, nous sommes éloignés l’un de l’autre. À longueur d’année, s’inscrivirent dans nos vies amours, travail, séparation et divorce. Nous connûmes rapidement notre lot d’échecs et de souffrances qui, plutôt que de nous rapprocher, nous éloigna encore davantage.

C’est Sylvia qui, par son amour pour mon frère et tous les membres de notre famille, et aussi par sa sereine croyance aux forces harmonieuses de l’esprit, réconcilia nos voies depuis trop longtemps séparées. Cruelles et scandaleuses furent à mes yeux, sa maladie, sa souffrance et sa mort.
J’entre au café Le Hibou rue Beechwood.

J’y reste peu de temps. Je me débarrasse de mes chauves-souris. Je reviens à mon cagibi. J’ouvre une petite lumière à la cuisine. J’abandonne ma carcasse dans les bras d’un fauteuil désœuvré.
Douce, toute douce, la veille de l’esprit qui s’ensuit…

Seul en cette présence à soi.

À l’aube, je me verse un verre d’eau et j’avale trois comprimés d’un somnifère qui a, au réveil, la bonne grâce de ne pas me laisser dans les méandres d’une désagréable léthargie.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Juillet-août, un texte de Pierre Raphaël Pelletier…

11 mai 2017

Juillet-aoûtalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

— Allô, Jules. Ça fait un bout que je t’ai pas parlé dans le nez. Je rigole en disant ça. Inquiète-toi pas Jules, je vais pas te chicaner. Au contraire, je te félicite. Comme ça, t’as reçu une bourse du Conseil des arts ? Du moins, c’est ce que t’as marmotté hier sur mon répondeur.
— Moi, je t’ai laissé un message ?
— T’étais saoul, cher ami.
— Moi. Jamais !
— Combien t’as reçu finalement ?
— 7 500 piastres.
— Tant mieux ! Ça tombe bien. Tu vas pouvoir donner suite à ta dernière exposition de photos. Me donnerais-tu une copie de ton projet ? J’vais m’essayer cette année.
— Y’a pas de problème. C’est facile à faire. Y demandent pas de budget détaillé. Tu donnes juste le montant que t’as besoin. Pis à part ça, y’a des p’tites affaires comme ton cv pis des copies de ton travail.
— En tout cas, Jules, je suis très heureux pour toi.
— Ouen. J’vais pouvoir retravailler des choses que j’aimais pas dans ma dernière exposition.
J’pense pas que le monde a aimé ça ben, ben.
— Laisse-les parler, Jules.
— T’as tout ce qu’il faut pour foncer. Mais dieu de bœuf, arrête de te poncer à l’alcool !
De tous les cafés en ville, j’en fréquente trois. Le café l’Étoile Verte, le café Archimède et Le Hibou.

Aux heures où j’y vais, qui sont très variables, je peux y lire et écrire des heures durant, sans qu’employés ou habitués de la place ne m’importunent. C’est fort apprécié, car comme plusieurs, pour bien travailler, je ne dois pas me sortir de mon biotope. Petite note historique à l’attention des besogneux de l’écriture et des déviants, le philosophe Diogène prévenait les indésirables qui se présentaient à lui de ne point troubler ses « cycles mentaux ».

Au parc Strathcona

Dans les parcs qui font partie de mon paysage, je préfère ne pas lire ni écrire. Pourquoi le ferais-je ? À le faire, je me priverais à tout coup des riches conversations que j’ai avec les oiseaux, les écureuils et les arbres, honorables sentinelles du parc. De plus, je ne saurais entendre la musique du vent, qui sait « jouer du feuillage » comme un virtuose du piano.

De tous les parcs qui existent dans la région de la capitale nationale, le parc Strathcona a toute ma préférence. Je le fréquentais déjà lors de mes études à l’université.

À ce temps-ci de l’année, le niveau de la rivière qui longe le parc a considérablement baissé, laissant à découvert, pour notre plus grand plaisir, de larges surfaces pierreuses, plateformes aux activités d’au moins une vingtaine d’espèces d’oiseaux.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québecChaque fois que je me rends au parc Strathcona, à une demi-heure de marche de chez moi, je prends place sur un des bancs face à la rivière, d’où je peux observer aisément les canards, les goélands, les bernaches et autres palmipèdes à plumage phosphorescent qui, s’ils ne se prélassent pas au soleil, passent leur temps à se laisser glisser sur l’eau ou à traquer insectes aquatiques, écrevisses et alevins argentés se cachant sous les algues empourprées et sous les roches de la grève.

Me sont particulièrement sympathiques les carouges à épaulettes. Bien en vue sur les hautes tiges des joncs, ils protègent leurs oisillons, proies faciles pour les corneilles.

Plus rare comme spectacle, ce rougeoyant rat musqué que je ne vis qu’une seule fois à la brunante. Il se déplaçait très rapidement à travers la végétation en bordure de la voie aménagée pour les piétons, quelques instants avant qu’il ne disparaisse dans les eaux noirâtres de la rivière.
« Pourquoi y a-t-il des mésanges bleues de par le monde ? Je n’en sais rien, mais je me réjouis de leur existence […] », écrivait Rosa Luxembourg de sa prison.

Moi aussi heureux, comme je le suis à m’ébaudir au parc entouré de tous ces oiseaux et petits mammifères, nous tous fragiles vivants, dans l’insondable lumière du moment.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

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L’agora, un texte de Pierre Raphaël Pelletier…

13 avril 2017

L’agora

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

L’agora.

Un monde fou au marché… Ça grouille en grand autour des étals. Joviaux, les maraîchers s’empressent de servir les clients désireux d’acheter le fruit des premières chaleurs au champ. En vedette, folichonnes laitues à feuilles vertes, rouges, ondulées, asperges à la fronde facile, bienfaisants épinards, ails des bois très prenants, polysémiques fines herbes, sarriette, persil, basilic, chicorée et autres aromates à faire frémir les papilles gustatives. Toute une marmaille indispensable dans la préparation de salades.
De l’autre côté de la rue du marché se déploient jardins et plages papillonnantes de fleurs. Circulent autour et entre ces ingénieuses orchestrations de couleurs, une foule de gens et de jeunes familles avec enfants en poussette et chiens en laisse.
Vendeurs de breloques et babioles abondent de même que les personnages loufoques qui cherchent de rares bagatelles pour pavoiser. Plusieurs flânent dans les commerces et boutiques. À leur portée, une flopée de produits, utiles ou pas. Bien sûr, les cafés ne sont pas de reste. Je ne me lasse jamais d’y passer des heures à lire et à écrire.
Par jours ensoleillés, le marché devient véritablement l’agora de la Cité. On s’y retrouve, seul ou en groupe, à y déambuler, à s’y détendre et à tirer avantage de ces moments exquis, à vivre au ralenti.
Sur un des bancs à proximité de l’édifice du marché, moi-même observateur observé, je bouge des yeux et de la tête à suivre les badauds distraits, les petits racoleurs, les grands cœurs, les revendeurs plus ou moins en règle de bizarreries amusantes, les volubiles, les balèzes, les égarés planétaires, les précieux, les doux fêlés, les jeunes qui jouent à quêter, les divas richement vêtues et leurs acolytes paumés.
Toujours présents, même si les autorités policières ne cessent de les harceler et de les refouler, les tristes errants, les drogués dépravés, les sans-abri de tout âge, les esprits troublés, tous ces humains déguenillés que l’on préfère ignorer ou ne pas voir.
Un habitant de la rue, l’Amérindien Johny Jack Louis Jobb. Complètement monopolisé par son métier de madonari, à son site sur la rue William, mon fils François s’acharne à reproduire la Vénus de Botticelli.
À plus de dix heures de travail par jour, il espère terminer au plus tard samedi en soirée.
Je crains qu’à cette cadence ses maux de dos empirent. Motus et babines cousues, un papa très inquiet peut à peine en parler à son fils, sans se faire rabrouer.
François est en grande jasette avec un ami qui vient de lui apporter un gros café.
— Je vous dérange les gars ?
— Salut Pa ! Tu connais J.-P. ?
— Oui, je l’ai déjà vu avec toi. Dis donc François, le gars qui s’éloigne là-bas, c’est bien le joueur de guitare dont je t’ai déjà parlé ?
— Oui, Pa ! C’est Johny Jack Louis Jobb.
— Y’a l’air en colère.
— Il est comme ça quand il mélange la coke et l’alcool.
— Tu le connais pas mal ?
— Ça fait cinq ans qu’il rôde au marché. Il vient me parler quand j’travaille. Il m’aime bien, il me dit que je suis son frère. C’est un gars très intelligent. Il est en phase terminale de l’hépatite C. Un travailleur de rue m’a déjà confié que la plupart des sans-abri souffrent de cette maladie.
C’est triste de les voir pris comme ça. Y’a un an, j’ai réussi à le convaincre d’aller se faire soigner. Ça n’a rien donné. Y fait tout pour se tuer.
— Excuse-moi, J.-P. J’vous empêche de parler.
— C’est correct, j’allais partir, Monsieur R.
— Non, non. Reste ! J’vais revenir plus tard.
Train-train quotidien à vous ratatiner le champ de vision.
Hier, qui l’eût cru, le chien du locataire au premier m’a mordu le mollet. Le mot chien m’a alors montré ses dents.
alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québecUn mot ne sera jamais tomate. Pourtant, on peut goûter le mot comme s’il était une tomate ; et la tomate, comme un savoureux beau fruit de mot.
Le sens des mots n’est pas toujours aussi évident.
À la dure, j’ai appris mon insuffisance à écrire facilement. D’ailleurs, il n’y a pas de début ni fin dans ce travail d’écriture. Je réussis tout de même à démêler les fictions qui s’unissent, se perdent, entre le narrateur et moi.
À ce commerce, nulle phrase qui n’est pas à recommencer, tant les mots doivent germiner en moi avant de devenir la chose en soi et la phrase, leur faisceau de lumière dans le temps.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Infowar et quête de la Beauté, par Pierre Raphaël Pelletier…

16 mars 2017

Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés…

 alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

Osons l’humain, Pierre Raphaël Pelletier

L’infowar, qui a eu comme meneur de jeu les États-Unis et que l’on a rapidement orientée hors de la toile, faute de pouvoir la contrôler, met en évidence ce dont sont capables nos libérales démocraties quant à la défense du droit à une information libre et entière.
À lire les commentaires d’analystes sérieux qui reviennent fréquemment sur le sujet, rares sont les dirigeants des grands médias qui, sous la force de pressions politiques, ne caviardent pas l’information qu’ils nous servent à la façon de petits spectacles.
À frelater sciemment l’information, on encrasse les artères de la démocratie. Je prends un autre café et je feuillette les journaux régionaux. Certaines chroniques nous racontent la petite histoire de braves gens qui, par des gestes de solidarité très simples, contribuent au bien-être de la Cité. À peu de frais, ce genre d’article me donne le coup de pouce qu’il me faut pour ne pas retomber dans la mare à crapauds.
Du café, je décide de passer chez Jules. C’est tout près, à dix minutes de marche.
Je cogne à sa porte plusieurs fois. Pas un signe de vie. Je récidive en cognant beaucoup plus fort. Des ramures torsadées d’un érable à Giguère d’où elles m’observent, les corneilles se mettent à leur tour de la partie en faisant tout un charivari.
« Alors, là, mon Jules, si tu n’ouvres pas, tu peux crever seul dans ton coin. »
J’attends encore un peu, mais toujours rien. Un peu dépité, j’abandonne.
Si tôt en journée, je n’ai pas le goût de revenir à ma planque.
Tout naturellement, je retourne au marché.
Le vent est doux.
Sa douceur fleure le lilas.
Peindre
Je laisse en plan une marche tracassière. Je retourne à mes fardoches.
La nuit est jeune. Je m’installe à mon chevalet.
J’entreprends de retravailler une toile qui me tord les boyaux depuis des semaines.
Qu’y a-t-il qui ne va pas entre cette toile et moi ? Le choix de mes couleurs ? Leur agencement peut-être ? Mes coups de pinceau ? Trop forcés ? Trop fardés ? Trop prévisibles ? La composition du tableau n’est pas assez transgressive ? Pas assez délinquante ? Où est-ce plutôt moi qui bousille tout, en remettant chaque fois en question la justesse des précieuses incertitudes qui se pointent dans l’incréé, entre la toile et moi.
La symbolique du passage vers… la distance qui s’ouvre à l’autre n’est-elle pas un des éléments essentiels de la pratique artistique ? Les itinéraires qui convergent vers un centre, un commencement, l’origine d’un monde sont cette quête qui nous projette à l’avant-scène de nos propres identités de création. L’art comme lieu d’origine et de mouvance exprime le moi dès sa naissance et celui de son devenir. Cette trajectoire de l’art, habitée par nos appartenances, nos errances, nos dérapages, nos dérives, est constitutive de la durée, de l’immuable. La beauté exulte d’être si rebelle. À vouloir la définir, on la tue.
Je peins et peindrai jusqu’à l’aurore. Plusieurs semaines encore, avant d’être en osmose avec ma toile.
La solitude.
Au fond de mon donjon, je savoure la disjonction que me procure l’extrême fatigue, seul succédané, si pauvre soit-il, à ma dose d’alcool.
Disparaissent alors toutes frontières entre ces réalités biscornues qui multiplient les langages de l’impériale réalité à laquelle nous nous contraignons.
Silence à l’âme grisante. Je flotte dans les bras d’une caresse aux joues pleines de lèvres. Pendant quelque temps, j’erre avec elle. Lentement, pudiquement, elle se détache de mon corps. La solitude se retire de mon espace.
À l’heure avancée de l’Est, espoir pugnace au ventre, je me remets au travail.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

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Cumberland, York et Botticelli, un texte de Pierre Raphaël Pelletier…

2 mars 2017

Je reprends l’écriture…

Je reprends l’écriture de mon récit depuis le début. alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec
Je retrouve l’énergie de mes vingt ans, sans la fièvre des concours de médailles et des gratifications monétaires.

L’écriture ne m’est pas plus facile. Ne s’écrit plus rien qui n’est passé au tamis du doute, ce qui m’astreint à un travail sans cesse à refaire.
Par-delà l’effort, ne vaut dans mon écriture seulement ce qu’elle aura bien voulu me céder de ses secrets. À me désâmer, je surchauffe souvent sous la calotte. Les meilleurs alcools m’épargnaient cela.

« Hé, popo jojo ! » me dis-je.
« Assez tataouiné. Sors. Va t’éventer ! »

Par grand soleil, je gagne le centre-ville au pas de course.
Endiablé, je traverse d’un bond les rues du marché. Promenade Sussex, j’escalade un large escalier à l’enjambée et gagne le parc Major d’où je peux voir, de son promontoire, les chutes Chaudière qui se jettent dans les eaux de la rivière des Outaouais.
À regret, mais par respect pour le lecteur, je dois dire que je suis incapable d’un tel sprint. En effet, j’ai mis plus d’une heure avant d’atteindre le parc, en passant par Murray, Cumberland et York, rue qui coupe tout droit au cœur du marché pour s’arrêter à Sussex. Une fois là, j’ai dû m’arrêter une dizaine de minutes pour récupérer en posant mes tartelettes sur les rebords d’une fontaine en plein centre de laquelle on a, comme tout ornement, planté un lampadaire à tête frisée.
Beau monument de bad art !

Je me promène dans le parc en empruntant les sentiers qui sillonnent un espace riche en reliefs. Habilement agencés, conifères et arbres divers varient agréablement le parcours. Ici et là déferlent des milliers de fleurs sur les grandes plages vertes du parc. Autour, les enfants éparpillent rires, pleurs et caravanes de gestes. Les écureuils fourragent dans les plates-bandes sous les regards de promeneurs amusés.

Je m’allonge sous un érable. Les corneilles clament leur présence. Tout est bien. Je somnole.

Je reviens au marché. Mon joueur de guitare joue de l’harmonica tout près de l’édifice du marché, du côté de la rue George.

Avec quelle superbe ! Musiciens, mimes, jongleurs, gymnastes, dessinateurs et peintres ont repris leurs activités au marché. Mon fils François travaille à son site de la rue piétonnière William. Il est en voie de reproduire, sur le pavé, le Bacchus du peintre Caravaggio.

Malgré la dureté des surfaces sur lesquelles il s’est échiné au cours des ans, François, par un choix judicieux de la qualité des pigments et de la texture des pastels utilisés, a réussi une « manière de faire » dans la reproduction des grands maîtres.

Dans la première moitié du 15e siècle, Filippo Lippi de Spolète, qui a eu comme élève Botticelli, a été le premier à faire valoir son « coup de pinceau » en défendant son statut d’artiste.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

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À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

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Mai et gentrification du Vieux-Hull, un texte de Pierre Raphaël Pelletier…

16 février 2017

Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés…

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Mai

« C’est le mois de Marie, c’est le mois le plus beau, à la Vierge chérie… », chantait ma mère.
Le printemps part, revient, repart. Restera-t-il enfin ?

Il tombe une froide pluie. Sous ma fenêtre, la ruelle éclate en sanglots.

Je reprends l’écriture d’hier. Je reprends la toile qui est toujours à refaire. Pas de repos, pas d’exutoire, pas de thérapie. Qu’une lente gestation de l’écartèlement du moi.

Dieu que c’est difficile de créer sans mon carburant.

Je franchis la rivière qui me tient à distance de mon enfance. Le temps n’y est pas le même. Je me promène dans les rues du Vieux-Hull depuis le matin jusqu’à tard en après-midi. Je fais halte à la taverne Le Whip sur Maisonneuve. Je prends une grosse bière froide. Je suis avec mes sœurs, mes frères, tous des gagne-petit qui ont le cœur à l’ouvrage et l’âme à la pagaille. On fête tard… Du haut de sa tour, dimanche à la messe, le curé, solide gaillard, va encore nous sermonner avec aplomb.

Je remonte Maisonneuve qui croise la rue Principale et au bout de laquelle se dresse la populaire taverne de la rue Eddy.

Tout le monde du Vieux-Hull est dans la rue ce soir.

Je couche chez un ami qui a une modeste chambre dans une maison aux planches de bois huilées sur la rue Langevin.

Tout étoilée, la nuit nous prépare un beau lendemain.

Je passe l’après-midi sous les verdoyants érables du parc de l’Hôtel-de-Ville, berceau de mes félicités d’enfance. J’y suis dans un état d’atemporalité, une éclaircie hors des écorchures du temps.

Au loin, je vois mes Laurentides massives et apaisantes.

Au creux d’un nouveau matin, la rose lumière relève peu à peu les lignes, les arcades, les arêtes, les pourtours rêveurs de mon monde. Je valdingue le long de la rivière des Outaouais. Des chutes Chaudière montent des vapeurs vagabondes.

Sous le vieux pont en bois reliant les deux rives flottent des cages de billes, éventuellement transformées par les machines de la compagnie Eddy qui en fait de la pâte à papier.

À la tombée de la nuit, je m’abandonne aux chaudes ivresses des nuages à l’horizon.

C’est l’autre, c’est moi, résistant à la fracturation de mon lieu natal, le Vieux-Hull. Cap sur la vie, cap sur la colère.

Tout au long du parcours, rues Laval, Papineau, Champlain et Notre-Dame, des manifestants outrés hurlent des slogans qui cognent les oreilles. « Nous ne sommes pas des sans-abri. » « Notre Vieux-Hull n’est pas à vendre. » « On en a plein le dos. »

Nous arrivons à la salle des horreurs, l’Hôtel-de-Ville de Hull. Nous y attendent les auteurs d’un saccage qui a déjà fait des centaines de victimes au cœur de la ville. Des députés de nos trois gouvernements, des sbires du pouvoir, des mercenaires à la solde de forces inconnues.

De beaux parleurs dûment mandatés nous servent généreusement une méchante fricassée de choses indigestes sur un ton tintouin.

Le développement économique de la région nécessite un réaménagement majeur du Vieux-Hull.
N’en faut pas plus pour que certains d’entre nous lancent des projectiles qui manquent de peu la tête de ces gentils messieurs. Nous avançons vers eux et tentons de les empoigner. Les policiers de service réagissent avec un air de grande satisfaction. Une volée de matraques virevolte dans la salle. Plusieurs sont blessés.

 alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québecBilan de ce grand gala : familles violentées, désemparées, dépossédées de leurs milieux de vie et de travail. Expropriations sauvages des quartiers populaires entre le ruisseau de la brasserie Dow et la rivière des Outaouais. Destruction par des incendies suspects de monuments historiques, l’Église Notre-Dame-de-Grâce, l’Hôtel-de-Ville, et autres édifices importants jugés encombrants.

Une année avant son décès, ma grand-mère Tremblay me résuma en quelques mots toute cette tragédie. « Dans tout ça, on cé pas bâdré d’nous écouter. »

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

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La taverne Whip et juin, un texte de Pierre Raphaël Peletier

2 février 2017

Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés…

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La taverne Le Whip a survécu au massacre. J’y passe de temps en temps.     « Une bière, Monsieur ? » me demande la serveuse. C’est si tentant. Je sors au plus vite.

J’emprunte un sentier qui traverse le parc Fontaine. Je marche en corps à corps avec les habitants du Vieux-Hull qui sont toujours là. Fantomatiques, on peut la nuit entendre leurs pas dans la ruelle derrière l’épicerie Laflèche où se trouve aujourd’hui le café des Quatre Jeudis. Leurs yeux en feu menacent parfois les fêteux qui ne connaissent rien de l’injustice qu’ils ont subie.

De l’hôtel Chez Henri, ne reste que la façade. Mais il ne faut pas nous inquiéter, « ce sera aussi beau qu’avant », prétend l’entrepreneur aujourd’hui responsable des travaux de reconstruction.
Je fais le tour des stationnements et des terrains vagues qu’ont laissés en héritage nos puissants visionnaires de « lendemains meilleurs ».

Je revois les rues Frontenac, Aubry, Wright, Châteauguay, Vaudreuil, Leduc, je m’engage sur Eddy avant d’emprunter le vieux pont Interprovincial.

Sur les profondeurs de l’île de Hull, le Vieux-Hull n’est plus.

JUIN

Jours de feuillaison intégrale.

J’aime m’asseoir dans les parcs au cœur d’enfant.

J’appelle mon ami Jules. Je laisse sonner plusieurs fois avant qu’il ne réponde. « Allô Jules, c’est moi. » Jules ne dit rien. Je répète. « Jules, c’est moi. » Péniblement, il marmonne quelque chose que je ne comprends pas. Autre silence… Clic. Plus rien.

Je rappelle une heure plus tard. Cette fois, j’attends encore plus longtemps. Ça y est, Jules répond. D’une voix poussive, il me demande si ça va.

— Parle plus fort, Jules !
— Oui, oui, l’chum, laisse-moi le temps de me réveiller.
Jules se met à tousser. Je l’entends se verser un verre d’eau qu’il avale à grandes gorgées.
— Là, ça va ?
— Toi, qu’est-ce qui va pas ?
— Je veux parler à un humain. Pis toi, bois-tu toujours ?
— Ben, c’est sûr. Ça me prend mon litre de rouge.
— J’entends ton chat ronronner.
— Oui, il est sur mes genoux. Il aime ça quand je le flatte en parlant.
— Je te mettrais ça dehors une affaire de même !
— Tu peux bien parler, tu t’endures même pas.
— C’est ça, Jules ! Passons.
— Bon, Monsieur s’énerve.
— Parle-moi plutôt de ton moteur.
— Tu veux dire mon char.
— T’en as pas !
Jules pouffe de rire.
— Elle était bonne non ?
— Bœuf de bine, essaye pas de te défiler !
— Ben, tu le sais bien… Si c’est pas l’embrayage qui fonctionne pas, c’est la pression. Si c’est pas ça, c’est le régulateur de fluides.
— À quand ton prochain rendez-vous chez ta cardiologue.
— Dans deux semaines. Je la trouve tellement sympathique.
— Fabule pas trop, le fafouin.
— Mais c’est vrai !
— Comment veux-tu que je le sache ? Je vois pas du beau monde comme toi.
— J’peux bien t’organiser un rendez-vous.
— Fais donc ça, mon brave.
— J’peux te prendre dans mes bras si ça peut t’aider en attendant.
Jules rit comme s’il venait de me planter.
— J’t’embrasse, mon beau pitou.
— Retourne donc te coucher. T’es si docile quand tu dors.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

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Frère Jérôme, Borduas et le thomisme… un texte de Pierre Raphaël Pelletier…

20 janvier 2017

Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés…

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Par une de ces journées sibériennes de février, mon ami Réal et moi décidons de nous rendre à Montréal dans l’espoir de rencontrer le Frère Jérôme, artiste peintre.

Arrivés au terminus d’autobus, nous nous empressons de nous rendre au collège Notre-Dame, en face de l’Oratoire. On sonne à la porte du collège.

Un homme assez âgé nous ouvre. On lui demande si le Frère Jérôme est là. « Oui », nous dit-il d’une voix très douce. « Il est à son atelier. Venez, je vais vous faire passer par le collège. Son atelier se trouve à l’arrière. » D’une salle à l’autre, nous traversons plusieurs couloirs qui nous apparaissent inextricables.

Une fois rendus de l’autre côté du collège, nous nous faisons montrer du doigt les baraques qui constituent l’atelier de l’artiste. « Faites vite. Il va bientôt revenir au collège. »

En entrant à l’atelier, je demande s’il y a quelqu’un. « Ouais, ouais », nous répond une voix venant des salles voisines. « Y’a que moi ici », nous dit le Frère Jérôme qui apparaît devant nous, magnifiquement paré d’une fine chevelure blanche. Son chat noir bien dodu le suit de près. « Ça, c’est Pinceau », nous dit-il. « Y vient de manger un petit lièvre qu’y’a attrapé en face dans la montagne. »

On se présente. Rapidement Réal lui demande s’il a une heure à nous consacrer. « J’peux ben », dit-il. « J’vais m’mettre quelque chose sur le dos, puis on va passer de l’autre côté à ma chambre. C ’est moins froid qu’ici. »

Très attachant, ce Frère Jérôme. Arrivés à sa chambre, comme on pouvait s’y attendre, Réal et moi n’y voyons que le strict nécessaire. Deux chaises en bois, un fauteuil au siège creusé, un grabat, deux draps défraîchis. Seul luxe, un verre bleu sur une tablette.

« Avez-vous le manifeste du Refus Global ? » Pas surpris de ma question, d’un léger sourire, le Frère Jérôme me répond qu’il l’a égaré quelque part dans ses affaires. J’ai le culot d’insister. « L’avez-vous signé ? » Nullement importuné, le Frère Jérôme nous explique qu’à l’époque, il n’a pu le signer. « Vu la situation avec la religion, Borduas ne m’a pas demandé de le signer. Il savait que je ne pouvais pas. Borduas était un homme très délicat. Il m’a envoyé une belle lettre de Paris. Guy Robert en parle dans le livre qu’il a fait sur moi. Ça m’a beaucoup remué. »

Réal lui demande ce qui s’est passé après la publication du Refus Global. « J’étais tout à l’envers. Ça dormait pu. Ça mangeait pu… Ma santé était complètement ruinée. Je me suis ramassé à un orphelinat dans les Laurentides, pis à Waterville, dans l’Estrie… »

« Borduas venait souvent ici à mon atelier », note-t‑il. « Ill aimait beaucoup voir les travaux des élèves. »

Soudainement Jérôme réalise que c’est l’heure du souper. « Vous devez avoir faim… Venez avec moi, je vais vous amener au réfectoire. »

Là il y avait de tout à manger. Nous nous sommes rassasiés en compagnie de frères très peu loquaces.

Le silence parle beaucoup, mais jamais trop.

De retour à Ottawa, deux mois passèrent avant que Réal et moi puissions reparler de cette rencontre avec le Frère Jérôme. Tout ébranlés que nous étions par l’incompréhension et le rejet qu’il avait eu à subir au long de sa vie d’artiste.

Au cours des ans, chacun de notre côté, nous avons fréquemment revu le Frère Jérôme, soit à son atelier, soit à ses expositions. Chaque fois, ce furent de véritables retrouvailles.

J’ai quelques dessins du Frère Jérôme qu’il m’a envoyés par courrier. J’ai aussi une toile de lui. Je l’ai achetée avec les derniers écus qu’il me restait pour manger. Je l’ai toujours avec moi. Elle m’a accompagné à travers plusieurs passages difficiles dans ma vie, entre autres lors de mes études en philosophie où j’ai eu à composer avec l’autoritarisme et le dogmatisme thomiste des clercs et de leurs fidèles laïcs, ces enseignants doctrinaires.

Aujourd’hui, alors que je surnage à peine, elle est là, toute lumineuse devant moi.

« Tiens, v’là de la couleur, des pinceaux. Fais-en », m’avait dit le Frère Jérôme à son atelier, par une belle journée d’été.

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Frère Jérôme

C’est par les voies de la pratique libre en peinture et de l’observation honnête de son travail que l’on peut en venir à « une vision branchée sur la vie dans une expression personnelle… Pour ne plus voir que l’œuvre dans ce qu’elle a de plus authentique », a écrit le Frère Jérôme dans ses notes rédigées à l’intention des professeurs en arts visuels.

« Fais-en. » J’en ai fait mon mot d’ordre en tout. On peut évidemment discourir sur ce qu’on a l’intention de faire ou sur ce que l’on fait, mais je crois fermement qu’au bout du compte c’est ce que je fais qui l’emporte. Une pratique artistique, par l’évidence même de son eccéité. Il n’y a pas à s’expliquer ou pire, à se justifier.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteuralain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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