Actuelles et inactuelles, par Alain Gagnon…

28 janvier 2015

Le vieil homme et la musique…

La beauté, cette liberté dans la nostalgie ; cette douleur que nous cause la proximité du lointain, selon Heidegger.

chat qui louche maykan alain gagnon francophonie

Vernay

Notre mémoire conserve des séquences ou des scènes du passé. Elle est plus tachiste que rectiligne. Dans le courant de notre vie se détachent des îles ou des îlots qui représentent des expériences formatives qui nous reviennent en temps de nécessité.

Souvent, lorsque je désespère de l’art, que je doute de sa valeur ou de son utilité, la scène ci-dessous resurgit de l’enfance, comme si c’était maintenant. Je l’ai déjà mentionnée dans un ouvrage et je la reprends ; elle me requinque.

« Lorsque j’étais gamin, on faisait beaucoup de musique à la maison. Pianistes, chanteurs et violonistes s’y donnaient rendez-vous, surtout les soirs d’été. Un voisin, octogénaire et analphabète, traversait la route et s’installait sur un banc, sous la véranda. Il écoutait et pleurait. Mes tantes et mon grand-père l’invitaient à entrer. Avec obstination, il refusait.

« Il n’aurait pu nommer aucun des musiciens que l’on interprétait, encore moins lire ou écrire leur nom. Mais quelque chose, au plus profond de lui, le poussait vers les mélodies et les chants, et il s’approchait, fasciné, comme le scarabée d’or par la lueur du lampadaire en juin. Il y avait pressenti et y goûtait une nourriture riche, essentielle pour cette partie de son être que les aliments de la table ne pouvaient contenter. Une nécessité confuse, mais impérieuse, l’attirait jusqu’à ce banc inconfortable.

« Ce n’était pas un érudit, mais il jouissait d’une culture intérieure et silencieuse que beaucoup du salon auraient pu lui envier. De la beauté et de l’ailleurs, il avait la nostalgie. Il avait le sentiment confus de toucher, par l’œuvre, à un ordre d’expérience qui n’est pas celui du reste de nos vies », comme l’écrivait Henri Godard.

(Extrait de Propos pour Jacob, Éd. de la Grenouille Bleue)

L’auteur…

Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon chat qui louche maykan alain gagnondu Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998).  Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013).  Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011).  En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010).  Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet).  On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL.  De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue.  Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Chronique ontarienne, par Jean-François Tremblay…

23 février 2014

Doit-on plaindre les artistes indépendants?

La semaine dernière, j’étais à Montréal pour assister au spectacle de l’une de mes chanteuses préférées,NicoleAtkins2010-400x318 Nicole Atkins.  Rockeuse à la grande voix, native du New Jersey, Atkins a lancé trois albums depuis 2007 et n’attire encore qu’un mince public.  La jeune artiste de 35 ans, qui pratique ce métier depuis plus de dix ans, est passée tout près d’une grande carrière lorsqu’elle était sur une étiquette majeure peu avant 2010.

L’illustre David Byrne mentionne son cas dans le livre How Music Works.  Le texte ci-dessous est repris d’un article de Ben Sisario dans le New York Times en 2011.

Elle était chez Columbia Records et a reçu le traitement royal qu’on réserve aux futures vedettes, dont plusieurs pages dans le magazine Rolling Stone et même une publicité d’American Express en prévision de son premier album, Neptune City.  Les critiques commencèrent à se laisser charmer par ses chansons sombres, presque surréelles, ainsi que par sa voix puissante et dramatique.  Peu avant le lancement, cependant, l’album fut reporté – pour être remixé par le nouveau coprésident de la compagnie, Rick Rubin – et quand il est finalement sorti, plusieurs mois plus tard, l’élan promotionnel s’était évaporé.  Seulement 32 000 copies de Neptune City furent vendues, selon Nielsen SoundScan, et dès 2009, Mme Atkins et sa compagnie de disques avaient « divorcé », comme elle l’a elle-même expliqué.  [Traduction libre de l’auteur]

Aujourd’hui, grâce à une campagne fructueuse de financement participatif, Atkins est à la tête de sa propre compagnie de disques et vient de lancer un album – Slow Phaser – qui lui ressemble plus que jamais, un mélange de rock, disco, funk et prog.  Totalement libérée de la pression qu’exerce une grande entreprise, la chanteuse est plus créative que jamais.

Ceci étant dit, un ami de longue date, qui m’accompagnait au spectacle, ne cessait de répéter qu’il trouvait triste la situation de la chanteuse.  Lorsque nous sommes entrés dans le bar où avait lieu le spectacle, il la remarqua, assise sur un tabouret, sirotant un verre de vin et « textant » sur son téléphone, entourée de ses musiciens.  Cette image, pour lui, était triste.  À partir de l’idée qu’elle n’était pas l’artiste qu’elle aurait pu être (selon lui), il ressentait de la pitié pour elle.  Il déplorait qu’elle soit obligée de jouer dans un si petit endroit.

Mon opinion est différente.  Ce que j’ai vu au bar est une personne vraie, proche des gens, une artiste indépendante, qui a depuis longtemps fait le deuil d’une carrière à l’Adèle ou l’Amy Winehouse et qui fait aujourd’hui ce qui lui plaît au plan musical – avec des moyens limités, certes.  Les petits bars toutefois, ça force à la créativité, à la spontanéité.  La proximité avec le public est immense, et selon moi, essentielle pour tout artiste.

J’ai davantage de plaisir à voir un spectacle dans ce genre d’environnement qu’au Centre Bell, par exemple, où l’artiste retourne immédiatement dans sa loge après son tour de chant – aucun contact direct avec le public n’est possible.  Dans un petit bar, l’artiste souvent va lui-même vendre sa marchandise de tournée à une table à l’entrée – disques, t-shirts, épinglettes, etc. ; il va signer des autographes, se laisser prendre en photo, et prendre le pouls de ses admirateurs.

Le livre de David Byrne, mentionné plus haut (et dont je vous ai déjà parlé dans une chronique antérieure) met en lumière les rouages de l’industrie musicale depuis ses débuts, et la situation actuelle ne me semble pas si noire qu’on la décrit souvent dans les médias.

piccit_nicole_atkins___neptune_city_1292759407Qu’un artiste soit obligé de tout faire, plutôt que de laisser son œuvre être diluée aux mains d’une grosse société froide et avare, est une chose positive à mes yeux.  Des artistes de toutes les disciplines et de toutes les époques se sont battus pour tenter de conserver un certain contrôle sur leur art, souvent en vain.

Les musiciens, chanteurs et autres, ont aujourd’hui, grâce aux différentes technologies, la possibilité de jouer les rôles de créateurs, diffuseurs, publicistes – de tout décider, de tout contrôler.  Le public est fragmenté, j’en conviens, et les possibilités de devenir millionnaire dans ce métier sont extrêmement limitées, mais si les attentes de l’artiste demeurent réalistes, si celui-ci conserve son intégrité et a une démarche artistique relativement précise, je crois qu’il peut vivre de manière décente de son art et en tirer une immense satisfaction.

Je ne crois pas qu’on doive plaindre les artistes indépendants.  Il faut au contraire les encourager.

Notice biographique

Jean-François Tremblay est un passionné de musique etdecinéma. Ila fait ses études collégiales en Lettres, pour se diriger par la suite vers les Arts à l’université, premièrement en théâtre (en tant que comédien), et plus tard en cinéma.  Au cours de son Bac. en cinéma, Il découvre la photographie de plateau et le montage, deux occupations qui le passionnent.  Blogueur à ses heures, il devient en 2010 critique pour Sorstu.ca, un jeune et dynamique site web consacré à l’actualité musicale montréalaise.  Jean-François habite maintenant 432295_10151130281416193_857073040_sPeterborough.   Il tient une chronique bimensuelle au Chat Qui Louche.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

1 février 2014

Les bouches qui embrasent le monde

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Opéra Cosi fan tutte de Mozart, mise en scène de Patrice Chéreau

 Ce qui sort de leur bouche n’est pas humain.  Au-delà de l’homme, au-delà des possibles.  Comme une âme qui surgit et prend sa liberté, laisse le corps, part flotter sur les cimes de la grâce en une brume agile.  Les yeux peuvent se clore, et les oreilles voir.  Ce ne sont plus des voix, ce sont plus que des mots.  Les sens sont en émoi, la peau devient éponge, et la chose en question – comment la nommer, comment la désigner autrement par un mot qui désignerait tout ? – nous entraine avec elle sur les flots d’une histoire où l’amour se veut fou, où la joie et la peine s’adonnent à des étreintes qu’on penserait charnelles.

Les mots ne sont pas tous compris, ils sont autre chose, ils prennent la main des sensations et le cortège tourne, le cortège enivre et, pendant quelques minutes, quelques heures, mais le temps, lui aussi, se fait trop relatif, on croit nager au beau milieu du vide et de l’éternité ; on délaisse le monde pour se mettre en suspens.  Le monde n’existe pas.  L’extérieur se dissout en un obscur lointain.  Ne restent que la joie et la peine.  Ne reste que notre corps soumis au sortilège de ces voix qui se prennent pour des cadeaux des cieux.  Cela aurait un nom.  Ce serait l’opéra.  Mais les noms, tu le sais, ne sont que des fantômes qui se posent sur les choses.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade (roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

25 septembre 2013

de nymphe40thefairy.blogspace.f

de nymphe40thefairy.blogspace.fr

Doucement les basses !

Cher Chat,

Mon violon d’Ingres est accordé.  Ma voix est libre.  Je suis donc prête, si cela vous chante, à toucher, de ma langue de bois, votre corde sensible.  C’est en effet, un autre petit vent original et toujours enthousiaste qui m’amène.  Vous pensez bien que j’espère ne jamais avoir l’air conditionnée.  Alors, ouvrez bien vos oreilles, mon Chat, afin de constater à quel mode je vais astiquer mes cuivres aujourd’hui.

C’est que les chroniques précédentes sur l’odorat et le goût m’ont mis le vent en poupe, et comme j’aime faire feu de tout bois, j’envisage donc d’user chaque sens jusqu’à la corde, afin de vous orchestrer en bout de gamme un quintette.  L’ouïe sera donc troisième de cordée.

Je ne m’étendrai pas sur ce proverbe qui clame que la musique adoucit les mœurs, l’idée ayant été déjà fort visitée.  Comme je ne veux pas pisser dans mes violons et que je tiens toujours à vous surprendre, j’interrogerai plutôt le vent contraire.  Alors, si la musique sait être un baume existentiel, peut-elle être, à l’inverse, instrument de torture ?

La musique est une arme de guerre quand elle glisse sa corde au cou des prisonniers en se faisant assourdissante et continue.  Elle est intrusive quand elle vrille le tympan des gueules de bois ou quand elle s’invite, tout en canons et sans permission, au cœur des bois dormants.  Ne mérite-t-elle pas alors toute une volée de bois vert ?

Pour se préserver d’un charivari ambiant et permanent, on finit par l’intégrer et par en faire abstraction.  Ainsi, je peux ne plus entendre les voitures qui passent, la télévision qui braille ou la conversation des voisins.  Mais ne risque-t-on pas, le Chat, de ne plus rien entendre au monde si on se met à ne plus l’écouter ?

Il est d’autres musiques qui, sans être délits d’agression auditive, tendent à sonoriser toute une salle quand, par accident, elles sortent du bois.  Aussi ténues soient-elles, leur nature embarrassante se charge de les amplifier.  Gargouillis, ronflements, rots et pets.  Comme on cherchait à masquer ses odeurs corporelles, on cherche à dissimuler ses propres percussions en faisant la sourde oreille ou, pire, en accusant du regard son voisin.  Eh oui, cher Chat !  C’est étrange, mais celui qui sème un vent craint toujours de récolter la tempête.  Et pourtant, un prout n’est vraiment satisfaisant que s’il est sonore, non ?

Donc, pour que le vent tourne à l’optimisme, ne lésinons jamais sur les onomatopées.  Et toc !  Ceux qui me connaissent savent de quel bois je me chauffe et à quel point j’aime ponctuer d’interjections mes envolées.  C’est tout à fait dans mes cordes que de jouer avec le son des mots.  Alors, promenons-nous dans les bois, le Chat, pendant que je les écoute.  J’aurai bien vent de quelque chose afin d’ajouter quelques cordes à ma lyre.

Tenez…  J’entends l’automne dans le cri des outardes.  J’entends un violon sur mon toit quand il pleut des cordes.  J’entends pour la première fois sa voix qui ne me laisse pas de bois et j’écoute ses cordes vocales le dessiner.

N’avez-vous jamais imaginé, le Chat, la silhouette d’une note grave, le visage d’une voix douce, le sourire d’un timbre particulier ?  Un corps transmissible par voix sensuelle, ça s’invente bien non ?

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Cependant, si le son est bien une porte vers l’imaginaire, vous pourriez éventuellement être surpris en l’ouvrant et rester sans voie.  À l’inverse, quelques voix de garage font parfois de magnifiques paysages.

Certains préfèrent vivre loin du mensonge et s’aventurent au-delà du bruit.  Pourriez-vous vivre, le Chat, sans bruit ?  Sans ce bruit qui distrait de soi ?  Car si le moine fait vœu de silence, c’est bien pour être seul avec lui-même, sans aucune diversion.  Or, nous sommes de moins en moins nombreux à être de ce bois dont on fait les méditatifs.  Le silence est une corde raide.  Heureux, le funambule qui réussit à être en équilibre avec lui-même.

À bon entendeur, salut !

Sophie

Notice biographique

Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

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Dires et redires, par Alain Gagnon…

16 mai 2013

Musique, errance et Dieu…

C’est en ces moments d’errance et d’exil qu’il y a nécessité âpre de la musique ; mais celle-ci nous fuyait ou n’arrivait plus à soumettre ce monde, ni à le raccorder à ce qu’il devait être.

*

Et alors nous avons compris : la Chine est partout où l’interrogation erre, et nous nous sommes résumés à un point de l’espace où toute musique se laque d’eaux perdues dans les milles mirages de la mer – et y convergent les miels lactés d’une alarme immobile.

*

Dieu, c’est le vent, dans l’espace de la musique ; celle qui chante et sait relier en sa caresse uniforme.

*

Dieu était partout – où il est demeuré d’ailleurs : dans l’espace de la musique, celle que toute oreille a entendue – avant d’avoir un nom à soi, avant qu’on nomme même la musique, dans la plus pure réminiscence.

*

Nos mains cherchaient cette vaine géométrie des mots qui nous avait tant rassérénés jadis.  La joie nouvelle exigeait le grand large, celui de Dieu, celui de la musique froide – étendue vaste, plaquée, déployée, où les horizons s’allient aux eaux sourdes de la mer, où aucun oiseau de rivage n’a même rêvé d’un voyage pour soi, ni d’errance au soleil.

(Ces citations sont tirées du recueil de poèmes L’espace de la musique, publié aux Éditions Triptyque.)


Dies et redires, par Alain Gagnon…

9 mai 2013

Musique et vent…

Je salue l’air, et je salue ce vent qui porte les voix et les miséricordes de la musique.  Devant moi cette lucarne prolonge la page et l’ouvre par les souffles du suroît sur la frontière des marches.

(L’espace de la musiqueÉd. Triptyque)

*

Nous aimions les feux de feuilles et de prêles ; et tous ces porteurs de flammes, inédits, que cachent les bruits d’un jardin calme.  Entre les flaques de lumière que nous abandonnait la lune, hissés sur la pointe des pieds, nous retenions notre souffle et exigions de la nuit une délivrance sûre, cette musique froide que l’orée des bois, à l’ouest, avait promise aux asclépiades blanches, en allées aux hivers.

(L’espace de la musique, Éd. Triptyque)

*

Ces dimanches de soleil sous les vents de suroît.  Dans la poussière, les flâneurs à même le trottoir s’étiraient sous la marquise des cinémas muets.  Parfois, ils parlaient gravement ; ou gardaient silence, yeux vers la grand-rue où passaient les autos engluées dans cette musique que les glaces baissées échappaient au vent.  Deux chiens s’approchaient, salivant à l’odeur des sorbets et des frites.

(L’espace de la musique, Éd. Triptyque)

 *

L’Autre répétait à satiété lorsque la lumière entrait par les carreaux le soir :

— La pluie coule jusqu’à nous du ciel lourd.

— Le fleuve possède-t-il un ventre ou n’est-il que fluidité et musique ?

— Les oiseaux gris s’égarent sur les branches.

(L’espace de la musique, Éd. Triptyque)

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Dires et redires, par Alain Gagnon…

11 avril 2013

Cioran, musique et Malraux…

Emil Cioran

Eh oui, Cioran !  Une fois de plus le vieux magicien, le vieux saint sans dieu vient de m’illuminer, de me mettre en relation avec ce que j’ai de plus cher en moi, par ce télescopage esthétique :

« Nous portons en nous toute la musique : elle gît dans les couches profondes du souvenir.  Tout ce qui est musical est affaire de réminiscence.  Du temps où nous n’avions pas de nom, nous avons dû tout entendre. »

Une fois de plus cet athée, ami des saints, a réussi à me mettre au diapason de la grâce.  Cet après-midi, pas de travail.  Otium.  Cette façon intelligente de ne rien faire d’utile qui vaut bien des révolutions politiques pour décaver les États.  Au programme, Wagner, Hildegarde de Bingen et Satie.

(Le chien de Dieu, Éd. CRAM)

*

Cette phrase de Malraux dans Le miroir des limbes : « Delphes, la déchirure des Phédriades au-dessus de l’antre de la Pythie, les aigles qui battaient les montagnes verticales en miaulant au-dessus des rosiers, comme en Perse autour du bassin de Darius… » Assonances, allitérations ; images fortes : ailes, aigles, plumes, air, verticalité et mouvement…

Une telle musique !  Et c’est cette musique qui nous fait lui pardonner ses enflures, ses poses histrioniques, ses paragraphes chargés de sens mais qui ne concluent jamais, son tape-à-l’œil, son interminable liste de personnages qu’il a non seulement connus mais conseillés.

(Le chien de Dieu, Éd. CRAM)

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Dires et redires, par Alain Gagnon…

28 mars 2013

Vieilles cartes et musique…

La Maison Trestler de Madeleine Ouellette-Michalska.  Page 278, ce passage qui m’a fait rêver. On découvre la reproduction d’une vieille carte qui trace grossièrement la Louisiane, la vallée du Saint-Laurent…  En haut, au-dessus des vides vastes du nord, on peut lire : « Ces parties sont entièrement inconnues. » Et en direction de l’ouest : « On ignore si dans cette partie ce sont des Terres ou des Mers. » C’est ainsi que débutent tous les grands rêves d’exploration intérieure et extérieure : du blanc sur une carte, Terra incognita. L’imagination, la poésie, l’esprit de conquête et d’aventure font le reste. L’impossibilité pour l’humain de demeurer muet ou inactif devant la béance. Je me prends à songer à deux autres romans postmodernes : Les effrois de la glace et des ténèbres de Christoph Ransmayr et Sud d’Yves Berger.

On me demande souvent comment je peux avoir une telle admiration pour les techniques romanesques du postmodernisme et refuser le relativisme opératoire et absolu qui le sous-tend, le nihilisme, le déconstructivisme social… J’aime aussi la musique baroque. Ça ne fait pas de moi un admirateur de Richelieu, de la Contre-réforme triomphante et de la monarchie sacralisée.

(Le chien de Dieu, Éd. CRAM)

*

Ce matin, ces vers se sont glissés jusqu’à moi :

Je salue l’air, je salue le vent qui porte les sons

et la miséricorde de la musique.

(Le chien de Dieu, Éd. CRAM)


Malouine, une nouvelle de Catherine Baumer…

14 février 2013

 Malouine

De mes transports amoureux dans cette ville de caractère il ne restait rien, aucune histoire à confier à qui que ce soit.  Raconter quoi ?  Que mon âme sœur était restée là-bas, figée à tout jamais dans mes songes et dans ma mémoire comme une icône, une sirène, une déesse ?  Mes voyages m’avaient mené ailleurs, loin, très loin de Saint-Malo dont les remparts sévères montaient toujours la garde.  Mon cœur avait vagabondé, s’était égaré dans de multiples aventures sans lendemain, dans un mariage raté, un divorce réussi, un enfant à l’autre bout de la France qui n’a jamais visité la Bretagne.

Trente ans après, j’étais de retour pour régler la succession de ma tante qui ne laissait aucun héritier à part moi.  Elle m’était apparue au détour d’un angle, puis d’un autre, et sur ce canon, dans cette tourelle, aux pieds des statues de Jacques Cartier et de Robert Surcouf.  Et son ombre dansait encore sur la chaussée du Sillon et dans la rue de la Soif, où je m’étais enivré de ses baisers.  Le tombeau de Chateaubriand me narguait encore de l’île du Grand Bé, où nous nous étions laissés surprendre par la marée et sur laquelle nous avions fait l’amour pour la première fois.  Mémoires d’outre-vie.    Comme je l’avais aimée…  Course folle pour tenter de la rattraper, la toucher, l’embrasser.

J’avais 18 ans, je venais de Paris, et le moins qu’on puisse dire c’est que mon penchant pour elle et pour cette ville que je trouvais froide et venteuse n’avait pas été spontané.  Nous habitions chez ma tante,  Malouine acariâtre, détestant les Anglais qui baguenaudaient sur les remparts, qui arrivaient ici comme en terrain conquis dans des ferrys ventrus.  Elle préférait crever plutôt que de leur vendre sa maison, disait-elle.  Ma petite Anglaise était arrivée sur l’un d’entre eux, avec ses parents, et ma tante, à son corps défendant, leur avait loué une chambre.  Ce n’était que pour un mois, disait-elle ; elle ne leur avait pas fait de cadeau et tirait une certaine fierté à l’idée d’arnaquer des Roast-beefs.

Sandy était froide, terriblement anglaise, et parlait un français maladroit que je ne comprenais pas.  Je la trouvais coincée, godiche, mal habillée, mais je m’ennuyais tellement qu’il me parut bientôt naturel d’arpenter les remparts en sa compagnie et celle des goélands criards.  Elle me parlait de musique, de Manchester, des matchs de foot, des maisons de brique rouge et du brouillard.  Je lui racontais en anglais mon ennui en banlieue, mon projet de devenir musicien et de vivre à Paris.  Je lui jouais de la guitare, nous chantions ensemble les chansons des Beatles, et peu à peu je me mis à l’aimer comme on aime à 18 ans, sans trop savoir pourquoi, poussé par le désir et l’ennui.  Quand la fin des vacances arriva, j’étais amoureux d’elle.  Je lui promis de la faire venir à Paris quand j’y aurais mon studio.  Elle me laissa une adresse, nous nous écrivîmes pendant un an, elle partit étudier à Londres…  Je l’oubliai, laissant son souvenir enfoui dans un coin de ma mémoire, avec mes rêves de carrière dans la musique.

Jusqu’à ce jour où son souvenir me revint au détour d’un passage, dans cette ville.  Seul héritier, je décidai de garder la maison de ma tante pour les vacances, d’y faire venir mon fils pour lui faire découvrir la Bretagne, d’acheter un bateau et de partir à la découverte de Jersey et de Guernesey.  Je n’avais jamais abandonné le rêve de me remettre à la guitare et d’écrire une chanson pour cette petite sirène immobile…

Notice biographique

Catherine Baumer est née et vit en région parisienne où elle exerce depuis peu et avec bonheur le métier de bibliothécaire. Elle participe à des ateliers d’écriture, des concours de nouvelles (lauréate du prix de l’AFAL en 2012), et contribue régulièrement au blogue des 807 : http://les807.blogspot.fr/, quand elle ne publie pas des photos et des textes sur son propre blogue : http://catiminiplume.wordpress.com/ Elle anime également de temps en temps des ateliers d’écriture pour enfants.

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Dires et redires, par Alain Gagnon…

18 novembre 2012

Musique, Ricœur et décalogue…

Justes paroles de Paul Ricœur sur la musique.

On peut les appliquer à la poésie :

« […] la musique nous crée des sentiments qui n’ont pas de nom ; elle étend notre espace émotionnel, elle ouvre en nous une région où vont pouvoir figurer des sentiments absolument inédits.  Lorsque nous écoutons telle musique, nous entrons dans une région de l’âme qui ne peut être explorée autrement […] »

Pour moi, très vrai – surtout à l’audition des Heures persanes de Kœchlin.

*

Persona, Bergman

Vrai pour les individus comme pour les sociétés.  Nous nous détachons difficilement de l’enfance : l’accession à l’individuation n’est pas le lot de tous.  Nous avons là les bases d’une nouvelle esthétique.  Le jazz – cette musique que j’ai adorée, pourtant – par ses temps forts, itératifs, ne représenterait-il pas une velléité de non-séparation d’avec les rythmes fondamentaux de la matière prégnante, originelle ? La musique ne vaudrait-elle que si elle se libère d’elle-même ? Devienne sa cause et son but ? Projette l’auditeur vers l’avenir ou l’au-delà de ses limitations constitutives ? Telle la musique de Bach et de Mozart (parfois) ; celle de Fauré, de Bartók, de Stockhausen… ? En peinture, à l’encontre d’Aristote, toute mimesis, toute imitation de la nature ou des mythes qui soulignent ses phases, ne constituerait-elle pas une régression ou, au mieux, un piétinement – une complaisance dans la source tiède, indifférenciée et déresponsabilisante des origines ? Ne vaudrait donc que l’abstrait, expressionniste ou conceptuel ?

*

Le décalogue avait raison de prohiber l’idolâtrie.  Pernicieuse, elle nous est si naturelle.  Pas celle que l’on porte aux idoles de pierre, de marbre ou de bois.  Les plus nocives sont ces idoles invisibles, intangibles, conceptuelles qui ont pour nom : esthétique, idéologie, science, musique, peinture, économie, sculpture… Je pourrais facilement (et ai-je souvent succombé !) me laisser aller à l’idolâtrie du style, du formalisme littéraire, ce faux absolu fascinant.

(Le chien de Dieu, Éd. du CRAM)

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Karine St-Gelais

L'usine qui crochissait les bananes, Nouvelle Baieriveraine sous ma plume rafraichissante p'tite vie, p'tite misère...