Un homme, une table, des livres…
Il s’assoit. Nerveux. Il transpire. Il ajuste son chandail, sort son stylo. L’utilisera-t-il ? Qui sait ? C’est la première fois.
Il regarde sur la table. Des livres y sont déposés, des livres identiques, chers dans son cœur. C’est son livre. Son premier.
Il lève la tête, regarde autour. Il y a des gens, un tas de gens. Il y a aussi des livres, un tas de livres. Et les gens regardent les livres qui, patiemment, se laissent regarder. Parfois, un homme, une femme, en attrape un sur un présentoir, le feuillète. Plusieurs le replacent, quelques-uns passent à la caisse.
Personne n’attrape le livre de l’homme. Certains le regardent, il est vrai, en passant. Mais personne n’arrête. Pour l’instant. Pour l’instant.
À côté, des lecteurs impatients font la file pour faire dédicacer leur exemplaire du livre d’un auteur à succès. Ils ont chaud. Certains piétinent, d’autres s’étirent, se dégourdissent, mais pas question de partir, pas question de louper cette occasion unique. Un instant, notre homme se sent seul, ou soulagé. Il entrevoit la vedette qui écrit, et écrit, signant chaque exemplaire vendu, un sourire qui se force parfois.
De nouveau, l’homme regarde les spécimens de son propre livre. Il n’y a personne devant son stand. Il n’y a que les exemplaires de son bébé, de cet être qui veut vivre, qui vit, après cette longue gestation. Il est bon son livre. Il le sent, il le sait. Mais les autres, eux, ne le savent pas. Pas encore. Mais ça viendra. Oui. Ça viendra. L’homme a confiance. Il est son père après tout. Il l’aime donc, comme un père peut aimer.
Une femme arrête devant sa table. Il lève les yeux. Il la reconnaît. Une ancienne consœur de travail.
− Je ne savais pas que tu écrivais, qu’elle demande.
− Eh oui, et j’adore ça.
Et la femme s’informe, du petit secret qui se révèle, du livre devant elle, sur la table. Elle en prend un exemplaire, et sans même le regarder, demande une dédicace.
L’homme sourit, prend le livre, tremble. Il récupère sa plume, oubliée près des bouquins, sur la table. Il ouvre les premières pages, et écrit. Il transpire, cherche les mots. C’est la première fois.
− J’ai hâte de lire ça.
La femme semble heureuse. L’écrivain lui sourit et la salue de la main alors qu’elle passe à la caisse. Lui aussi, il espère qu’elle l’aimera son livre. Pas facile d’encaisser la critique, surtout la mauvaise. Cette peur d’être jugé qu’il faut apprivoiser. C’est si nouveau.
Un homme suit. Un inconnu. Il s’arrête, prend le livre, lit le texte de la page 4, la couverture arrière. Il semble intéressé. Il s’informe de l’histoire. L’écrivain répond, heureux qu’on s’intéresse à lui, à son bébé. Il y prend goût. L’étranger tend le livre et demande un mot. L’homme se soumet. Radieux.
L’histoire ne fait que commencer. Pour la suite… on verra.
***
Depuis des années, je fréquente le Salon du livre de Québec. Normal, j’aime les livres. Circulant anonyme dans les allées, me faufilant à travers les files d’attente de gens en quête de mots manuscrits de leur auteur préféré, observant ces autres, ces hommes et ces femmes qui attendent de l’autre côté de leur stand que quelqu’un fasse attention à eux, à leur livre, je me demande quel sentiment m’envahirait si j’étais là, à leur place, dédicaçant une tonne de mes livres, ou espérant qu’un seul lecteur potentiel vienne me voir, me parle de tout et de rien, mais surtout de livres, de mon livre. Je me demande combien réalisent la somme de travail dans ce petit paquet de feuilles couvertes d’encre. Au moment d’écrire les lignes que vous lisez en ce moment, je n’ai pas encore de réponses. Demain, ou après-demain, j’en aurai peut-être. Ce sera mon premier lancement, ma première dédicace. La première fois.
Notice biographique
Jean-Marc Ouellet est né le 11 septembre 1959 à Rimouski. Il a grandi sur une ferme du Lac-des-Aigles, petite municipalité du Bas-du-Fleuve, jusqu’à l’âge de 15 ans. Après l’obtention de son diplôme de médecine à l’Université Laval, il a reçu une formation en anesthésiologie à Québec, puis à Montréal. Il a amorcé sa carrière médicale à Saint-Hyacinthe, pour la poursuivre ensuite à Québec jusqu’à ce jour. Féru de sciences et de philosophie, il s’intéresse à toutes les littératures, mais il avoue son faible pour la fiction. Chaque année, depuis le début de sa pratique médicale, pour du dépannage, il passe plusieurs semaines en région ; il s’accorde alors un peu de solitude pour lire et écrire. L’homme des jours oubliés, son premier roman, est lancé cette fin de semaine au Salon du livre de Québec (Éditions de la Grenouillère). Il est maintenant chroniqueur régulier pour le magazine littéraire Le Chat Qui Louche où il avait déjà publié des nouvelles.