Une nouvelle de Dominique Blondeau…

 Petite fable

    Vers quoi, ce matin, court-elle ?  Vers qui ?  Elle ne voit rien, s’essouffle.  Les gens qu’elle rencontre se détournent, la ville ne lui offre que des courbes, des lignes imparfaites.  Elle se mêle à cette fin d’été et tournoie.  On dirait, pense-t-elle, qu’une chose se termine avant d’avoir commencé.  Elle ne sait ce qu’elle veut vraiment dire.  Des esquisses de la mémoire, sans précision, sans nom.

    La ville la protège si peu, elle court à nouveau.  S’éloignent les courbes et les lignes.  Du ciel perlé coule une pluie tiède qui crée l’image d’une robe légère, de fleurs assoiffées dans le repli du coude.  Un chapeau de paille orné de cerises.  Pour elle, rien ne se passe ainsi, aucune image estivale ne la distrait.  Un imperméable d’homme, trop grand, trop long, sorti d’où, elle ne saurait le dire si on lui posait la question.  En ce moment, l’image d’une robe légère la contrarierait.

      En même temps qu’une eau tiède dégouline sur ses cheveux puis sur son visage, un vent câline ses joues, comme pour lui signifier d’arrêter sa course, il n’est plus temps, elle sera en retard.  La fouettent les mots, un sanglot la suffoque.  Elle ne sait d’où ils viennent, elle ne pourrait jurer de ce qui l’anime, depuis deux jours rien n’est pareil.

     Elle ne peut jurer, va-t-elle se répéter, quand un homme et une femme se posent devant elle, tendent une main, sourient.  Elle sursaute et recule : la main risque de la blesser, le sourire de la tuer.  La pluie tiède, le vent câlin lui suffisent.  C’est ce qu’elle répond sèchement à l’homme et à la femme qui s’étonnent, ils veulent l’aider ou la rassurer.  Ils repartent.  Si on lui demandait pourquoi tant d’impuissance, elle hausserait les épaules.  Se mettrait à courir à nouveau, ce qu’elle fait pour ne pas crier.

            Ses pieds frappent durement l’asphalte, rythment les battements précipités de son cœur.  Des flèches la transpercent, elle a si mal qu’elle se tasse, elle a peur d’être visée à mort.  Son corps freine ses pas, elle en veut au monde entier d’interrompre sa course, le monde la retarde.  Un homme et une femme conciliants, une eau tiède, un vent câlin, voilà l’ampleur du monde qui la dérange.  On pourrait avoir pitié d’elle si on savait vers quoi, vers qui, elle tend, sans y parvenir.

            Elle s’assoit sur un banc.  Des gens la prennent pour une mendigote.  Les cheveux mouillés, les traits tirés, l’imperméable trop grand trop long, inventent l’image d’une femme torturée par quelque obstacle.  Elle ne voit pas qu’il ne pleut plus, que la journée s’annonce trop chaude.  Elle se lève, soupire, elle est si fatiguée.  On craindrait de la casser si on la forçait à marcher posément.  Courir, s’arrêter, courir, ralentir, s’arrêter, ces cadences fracassées ne font pas partie du bonheur.

            Elle repart, se fait bousculer.  Courir sert à peu, à user le corps.  La mémoire aussi se défile, se prête à l’amnésie.  Elle rejoint une avenue déserte, ses yeux clignent et s’affolent.  La surprennent un couple et deux enfants, qui la saluent.  Vêtements neufs et sombres, ils se rendent quelque part, à une cérémonie qui sort de l’ordinaire.  Le signe de la tête qu’ils lui adressent s’emplit de gravité.  On aimerait savoir ce qu’elle ressent, ses lèvres osent un semblant de sourire.  Elle répondrait farouchement qu’elle ne les connaît pas.  On ne pourrait donner tort à sa méfiance, la paix venant des autres ne dure pas.

            Une image paisible se dessine dans sa tête : le couple et les deux enfants marchant sur un chemin de campagne.  Soudain, l’image se brouille, s’altère à cause des habits neufs.  Un cri retenu l’oppresse, elle serre l’imperméable autour de sa taille.  Rapidement, elle repart, le front levé vers le ciel.  Elle voudrait que des bras d’homme l’étouffent, un homme qui l’aimerait éperdument.  Éperdu, éperdu, balbutie-t-elle.  C’est cela qui la mine, ce désir éperdu de rejoindre, de ne pas y parvenir.  Elle croise des gens qui vont par deux, par quatre, ils sont ensemble.  Rien ne les accable.  La tristesse de leur regard provient de la fin de l’été, de l’eau tiède, du vent câlin.  Quelque chose en eux la réconforte.  Étrange cette façon qu’elle a de se contredire.  On voudrait la réveiller, lui dire que ses mensonges contiennent tous les retards de sa vie.  On aurait peur de la rendre folle, on la laisse poursuivre ses illusions.

            Marchant le front levé vers le ciel, elle ne voit personne, conclut que c’est mieux ainsi.  L’écho d’un rire moqueur l’étourdit, comme un coup de poing sur la nuque.  Elle perd l’équilibre, s’accroche à un bras qu’elle distingue à peine, le repousse, traverse l’avenue.  Des arbres se tiennent debout, se balancent, n’ont jamais failli.  Des larmes grasses coulent jusque dans son cou.  Elle a trop chaud, elle a si mal.  Elle, a failli à tout, a fait semblant.  Elle a failli parce qu’elle a toujours eu peur.  Des joies simples, des gestes tendres, des mots salvateurs.  Elle a failli sans savoir où aller.  Vers qui.  On voudrait qu’elle raconte le rire qui la fait trébucher, elle refuserait, là encore, elle faillirait en affirmant n’importe quoi.  On risquerait de la voir s’échapper, de la perdre de vue.

            De ses doigts serrés, elle essuie rageusement ses larmes.  Elle veut voir clair, le lieu n’est pas si loin.  Des silhouettes au milieu des arbres sont déjà là.  Ce qui va arriver, se dit-elle, ce qui va arriver, comme si de courir devait l’amener devant ce vieil homme, cette vieille femme qui, se tenant par le bras, mesurent leurs pas sur le trottoir.  Un feutre noir, un manteau noir signent le nombre d’années qui leur reste à vivre.  Ils ont l’allure chancelante d’enfants épuisés qui apprendraient à marcher.  Se noue ici la boucle de la vie, elle frémit.  Le vieux et la vieille hésitent, elle est trop jeune pour eux, ils ne sont presque plus.  Leurs yeux délavés interrogent sauvagement, ils possèdent la force haineuse des dernières choses qui meurtrissent, qu’ils ne méritaient pas.  Tous les trois s’affrontent, les épaules de la vieille s’affaissent, la tête du vieux s’incline.  Ils se serrent l’un contre l’autre.  Ils disparaissent dans l’allée où les grands arbres veillent.

            Elle les suit, franchit une grille large et haute.  Là-bas, les silhouettes s’agitent lentement.  L’un lance une fleur, l’autre une poignée de terre.  Il y en a qui s’en vont comme pour l’éviter, elle.  L’homme et la femme, le couple avec les deux enfants, le vieux et la vieille ne lui prêtent plus attention.  Il y a les autres qui, curieusement, se demandent d’où elle vient.  Enfin seule, elle tombe à genoux et sanglote.

            On voudrait lui demander pourquoi elle est arrivée en retard aux obsèques de l’homme qui s’est tué bêtement dans un voyage qu’ils devaient faire ensemble.  Elle répondrait peut-être qu’elle avait été retenue par un instinct de vie plus fort que l’amour, surtout plus fort que la mort.  On ne la croirait pas.  Comme d’habitude, elle avait été en retard à l’aéroport.  Elle avait vu l’avion décoller, s’était dit, désinvolte, qu’elle le reverrait plus tard.  Ce n’est pas l’instinct de vie qui la fait sangloter sur la tombe de l’homme éternellement couché sous la terre, c’est le silence qui s’est établi entre elle et lui.  La mort qu’elle a défiée, s’est vengée en le tuant, lui, l’émissaire de ses retards.

Notes bibliographiques

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)

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