Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

12 mai 2013

Tu es, tu vis, tu viens au monde…

Emporté par la vague, tu surgis soudain du sombre, de l’humide, de l’obscur.  Porté pour la première fois par des mains étrangères, c’est avec des yeux d’aveugle que tu émerges à la lumière.  Tu es, tu vis, tu viens au monde.  Ta tête roule sur le sable comme un galet ballotté par le mouvement des vagues.  Ainsi commence le voyage.

Enroulé sur toi-même, tu bouges les doigts.  À peine.  Le temps d’un premier souffle.  Le temps d’un premier cri.  La mer a repris le large, et de l’espace du dedans tu n’es plus désormais.  Rompu le cordage qui te reliait à elle ?

Pas encore, pas tout à fait, car du bercement, du clapotis, des jours chamboulés et des tempêtes, du temps où tu n’étais qu’à travers elle, par-devers elle ou malgré elle, ton corps n’aura rien oublié.  Et quand le son de sa voix viendra à nouveau effleurer ton oreille.  Quand dans ses bras tu retrouveras la chaleur de son corps, ta bouche accueillera son sein comme un retour au pays.  Alors tu boiras à la source de celle qui veille, qui berce et qui porte.

Il en sera ainsi jusqu’à ce qu’un matin vienne la lumière.  Jusqu’à cette première fois où tes yeux distingueront enfin son visage penché sur toi.  À partir de ce jour, ton regard se tournera vers elle.  Dans l’attente de son sein.  Dans l’attente d’une étreinte.  Dans l’attente d’être porté à nouveau.  À hauteur d’elle, il y aura le monde alentour.  Et tes yeux chercheront à saisir ce qui se rapproche, ce qui s’éloigne, le mouvant, le fugace, l’ombre et la lumière.

À partir de ce jour, ton regard se tournera vers elle et cherchera son regard.  Plein de promesses.  Câlins et caresses.  Jeux de mains, jeux de pieds.  Jeu du petit homme debout.  Tes pieds posés sur ses genoux.  Tes mains dans les siennes.  À hauteur d’elle, il y aura toute cette vie qui remue.  Les visages qui s’animent.  Les corps qui bougent.  Les rires, les cris, les bavardages.  Et toi à nouveau couché, assis, porté, bercé.  Le temps d’une halte.  Ta tête appuyée sur son bras, ta bouche contre son sein, un matin elle te verra esquisser un sourire et de ta main effleurer son visage.  Elle saura alors que le temps est venu pour toi de toucher terre.  Ce jour-là, tout doucement elle te posera sur le sol.

Sitôt ta main voudra saisir ce que tes yeux voient.  Mais pour cela il te faudra rouler, ramper, avancer à quatre pattes.  En quelques mois à peine, poisson, amphibien mammifère, toi fragile animal humain, tu auras refait le trajet millénaire de la mer jusqu’à la terre ferme.  Et quand, petit quadrupède, tu auras fait mille fois le tour de ta tanière.  Quand tu auras compris que, hors les murs, il y a l’herbe, la boue, la terre, le sable, la pierre, tu comprendras aussi que pour saisir ce monde il te faudra petit à petit t’éloigner d’elle.  Et elle aussi comprendra.

Ce jour-là, tes pieds posés sur le sol, tes mains dans les siennes, tu feras tes premiers pas.  Un pied devant l’autre.  Un premier pas et puis un autre.  Et on recommence.  Le jeu du petit homme debout qui tombe et se relève.  Ce jour-là elle sera avec toi et lui aussi, peut-être, et les autres, et les tiens, et dans leurs sourires tu devineras que tu es désormais des leurs.  De ceux qui marchent.

DSCN2015Bien sûr, tes premiers pas se feront hésitants, chancelants, incertains, mais tant d’autres suivront.  Un pied devant l’autre, et on recommence.  Le jeu du petit homme debout.  Le jeu du petit de l’homme debout qui tombe et se relève.

Ainsi tu iras, pas à pas, jusqu’au jour où ta main captive voudra desserrer leur étreinte, jusqu’au jour où tes pieds s’agiteront impatients de t’amener ailleurs.  Toucher ce que tes yeux voient.  Ce jour-là, tu iras d’un pas souple et léger et tu iras ainsi jusqu’au jour où tu pourras enfin marcher libre et seul.

Désormais, c’est porté par tes rêves que tu surgis de l’ombre.  Et pour la première fois, en posant le pied sur le sol devenu pour toi familier, il te semble émerger à la lumière.  Tu es, tu vis, tu viens au monde…

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Éphémérides : Naissance d’Edgar Allan Poe…

19 janvier 2011

Le 19 janvier 1809 naissait le poète et esthète Edgar Allan Poe…

Pour commémorer la naissance de Poe, voici la traduction par Charles Baudelaire  de son chef-d’œuvre The Raven.

Le corbeau


« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée,

Edgar Allan Poe

pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.

Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »

 

Lenore

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !

Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

(Si vous voulez entendre Le Corbeau en anglais — une gracieuseté de Jean-François Tremblay : http://www.youtube.com/watch?v=LqlzElvN95g)


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