Kerouac et Cocteau, par Frédéric Gagnon…

30 avril 2014

Chronique des idées et des livres

 J’ai relu cette semaine Les Anges vagabonds de Jack Kerouac. Kerouac est pour moi un vieux copain que je Kerouacrevois toujours avec plaisir. J’ai trouvé particulièrement stimulante cette plongée dans son bouquin.

L’histoire des Anges vagabondsse déroule durant l’année qui précéda la publication de On the Road, qui rendit célèbre l’auteur franco-américain. On y voit un Kerouac de trente-quatre ans, fatigué de vivre sur la route, encore plus fatigué du bruit et de la fureur du monde, qui ne rêve que de se retirer pour vivre dans la contemplation et pour l’écriture.

Tout commence dans la ville de Mexico, où Kerouac s’est rendu après avoir travaillé tout un été sur une montagne de l’État de Washington (comme ranger, il devait surveiller les feux de forêt). À Mexico, Kerouac a pour seul compagnon un vieux morphinomane. Il est donc libre d’écrire et de méditer. Mais le monde qu’il voudrait fuir le rattrape : ses copains beatniks, Irwin (Allen Ginsberg) et son amant, qu’accompagne son jeune frère de quinze ans, et Raphaël (Gregory Corso) vont le retrouver dans son repère mexicain. S’ensuivent beuveries, consommation de drogues et séances au bordel. Après quoi, fatiguée, toute la bande retourne à New York au bout d’un voyage éreintant en voiture.

Dans la grosse pomme, Kerouac ne peut s’empêcher de retomber dans ses vieilles habitudes : il boit avec ses potes et passe d’une femme à l’autre. Puis il décide de se rendre à Tanger afin de rendre visite à Bull Hubbard (William Burroughs). À bord du navire yougoslave qui le mène vers l’Afrique, il traverse une tempête qui lui révèle toute l’horreur du monde ; cette révélation sera renforcée par un mauvais trip d’opium à Tanger. Puis Kerouac retournera en Amérique via Paris et Londres, et il traversera le continent une fois de plus en autobus Greyhound afin de s’installer avec Mémère (c’est ainsi qu’il nomme affectueusement sa mère) à San Francisco. À la fin de l’ouvrage, Kerouac recevra sa boîte d’exemplaires de On the Road, and the rest is history

Évidemment, mon résumé ne présente que le squelette du livre. Ce que je tiens à vous dire est que tout ce qu’écrit Kerouac, qu’il soit d’humeur optimiste ou désespérée, est incroyablement vivant. Ce courant de vie, qui passe directement du livre au corps-esprit du lecteur est sans doute dû à la poétique de Kerouac, qu’il exprime en une maxime : « […] parler maintenant ou se taire à jamais […] ». Parler, donc écrire, donc dire les choses telles quelles, comme elles viennent, sans aucune forme d’autocensure. Je ne sais pas si tous les écrivains gagneraient à appliquer cette formule, mais chose certaine, dans le cas de Kerouac, ça fonctionne : dans tout ce qu’il écrit, il transmet une énergie spirituelle qui ne peut que bouleverser.

Il y a tout de même un sérieux bémol que je me dois d’exprimer, et cela même si ça me trouble de juger Kerouac. Je déteste ce passage où il raconte comment il a couché avec une enfant, une petite prostituée mexicaine de quatorze ans. Lui qui nous parle du Bouddha et de Jésus et de Dieu et du respect de toute vie, comment pouvait-il ignorer qu’elle aussi était aimée de Dieu ? Qu’un homme de trente-quatre ans décide de se droguer et de vivre en marge ne me choque pas (je n’ai pas à juger des choix qui ne concernent nul autre que lui), mais on ne devrait jamais porter atteinte à l’enfance. Voilà, c’est dit. Mais je ne peux m’empêcher d’avoir tout de même de la sympathie pour ce Kerouac. (À chacun sa folie !…)

**

Jean CocteauÉgalement lu, cette semaine, un livre de Jean Cocteau intitulé Secrets de beauté. Il s’agit d’un recueil de fragments qui portent sur la poésie. C’est franchement si beau que je ne puis résister au plaisir d’en citer quelques passages avant de vous quitter.

« Le désordre du poète devient un ordre que l’ordre conventionnel repousse. Le poète répondra toujours mal à son procès. S’il répondait bien selon l’Église, il trahirait Dieu. »

« Le poète est le domestique de forces qu’il sert sans les comprendre. »

« Un poème s’oppose à tout ce que l’homme a l’habitude de considérer comme le meilleur moyen d’exprimer ce qu’il pense. »

« On ne doit pas reconnaître un poète à son style, mais à son regard. »

« Le poème est un joyau pensant. »

« Une écrasante minorité. Scrutin du poète. »

« Le poète se souvient de l’avenir. »

**

Kerouac, Jack. Les Anges vagabonds, Paris, Denoël, coll. Folio, 1973.

Cocteau, Jean. Secrets de beauté, Paris, Gallimard, 2013.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

16 avril 2014

 Trois poèmes sur la nuit alchimique…

1.

La nuit le Serpent s’éveille. Les feux de ses yeux rubis coulent sur nos corps adamantins – et les étoiles roulent slamandredes étincelles dans la mauve noirceur du ciel qui s’éploie.

Nous serons célèbres et anonymes dans l’orgie qui se prépare, mais pour l’instant demeurons quiets et alertes, conscients par inadvertance dans l’aurore d’une nuit sans fin.

Un squelette tient un merle dans sa dextre, et la fille aux sourires d’ombre promet un printemps de santal au faune qui la courtise.

Voici venir l’aurore d’un Serpent. Que les corps s’entremêlent en joie jusqu’à l’excès, toutes souffrances reléguées aux jours fadasses d’un épuisant labeur.

Réveillez-vous !

Maintenant le nombre d’or s’enrobe de son mystère.

Maintenant je retrouve mon visage dans vos faciès multiples qui n’en sont qu’un seul.

 2.

Sais-tu les larmes inavouées des automates ?

Sais-tu le cri sourd d’un inceste que banalisent le plastique, la vitre, le bitume, le béton ?

Sais-tu toute l’horreur, toute la démence qu’emmurent les mots d’un quotidien de mégarde ?

Sais-tu les viols dont nous ne sommes même plus conscients ?

Sur sa terre qui tournoie dans une dimension x, un spectateur nous voit sur son écran de télé.

Au fond rien n’est exceptionnel. Au fond rien n’est terrible.

Le seul scandale est celui de la conscience. Le personnage s’éveille et le comédien se crève les yeux.

 3.

nuit alchimiqueVoici la nuit, la Nigredo, la grande nuit alchimique, mais de cette noirceur matérialisée au creux d’un désuet athanor, nous ne renaîtrons point transmutés, oubliés des Temps et des Sages qui rêvent les durées enfantées du Ciel.

La nuit.

Des guitares électriques tapissent les parois mentales de voix qui palpitent comme les tempes de jeunes vierges à l’approche de l’Ignoble. Il y a longtemps que nous nous sommes oubliés. Nous errons, enfants aux regards aveugles, en des galeries que fustigent les néons. Nous ne savons réellement plus qui nous sommes – mais un seul « Je t’aime » suffirait peut-être à nous délivrer d’un enfer que l’on nomme Oubli.

L’Amour est la réponse.

L’Amour est une prière.

L’Amour est tout. Tout ce qui est est Amour.

Mais nous, sommes-nous ?

La musique qui nous assourdit fracasse le nerf central. Le dégoût nous porte d’un plaisir à l’autre et nous demeurons sans substance.

Bois. Bois et oublie l’Oubli. Ou consens à ta Transfiguration.

Pourquoi toujours choisir le chemin facile de la misère ? Nous n’avons plus de conscience. Nous voyons des objets inertes, agités, à jamais les mêmes et différents…

Il dit, Pourquoi pleurer ? – et l’autre de répondre, Sa mère est morte.

Et moi je dis, Mais elle n’a pas de mère. Nous n’avons de commencement ni de terme, nous qui attendons depuis l’origine sans début dans le narthex de toutes choses.

Et elle ne cesse de pleurer. Cela lui donne une sorte de consistance. Peut-être finirai-je par lui consentir l’existence. Mais nous sommes tous des dieux cruels, nous qui hantons ce bar infini où ne trinquent que les ultimes désespérés.

Nous sommes des débauchés laborieux. Et pourtant nous n’avançons pas sans élégance au milieu des décombres.

Mais qui donc nous montrera le vrai visage de l’homme ?

Des guitares électriques tapissent les parois mentales – et la fille qui n’a pas de ventre pleure une mère inexistante.

Frédéric Gagnon

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

2 avril 2014

Je et Tu de Martin Buber

Je et Tu est un essai du philosophe juif, d’origine viennoise, Martin Buber (1878-1965). Il s’agit d’un ouvrage important bubbque les lecteurs du Chat qui louche ont tout intérêt à connaître.

« Les bases du langage, nous dit Buber, ne sont pas des noms de choses, mais des rapports. » Or, il y a deux mots fondamentaux : Je-Cela et Je-Tu. Dans chaque cas Je est différent. Le Cela, c’est la chose, ou le monde des choses, c’est un monde que le Je expérimente et utilise à son profit. Le Tu nous fait entrer dans le monde de la relation. « Celui qui dit Tu, écrit Buber, n’a aucune chose, il n’a rien. Mais il s’offre une relation. »

On retrouve le monde de la relation dans trois sphères : la nature, la communauté des hommes et la communion avec les essences spirituelles. Dans la vie avec la nature, la relation « est obscurément réciproque et non explicite. » Ainsi, si je regarde un arbre, je puis le réduire à un pur Cela, l’annihiler jusqu’à ne voir en lui que les lois physiques à l’œuvre dans sa formation, ou je peux rentrer en relation avec lui. Mais, encore une fois, il s’agit d’une relation « obscurément réciproque ». Mais avec les autres hommes, la relation « est manifeste et explicite. Nous pouvons y donner et y recevoir le Tu. »

Dans la relation avec le Tu, je deviens une personne et l’autre à qui je dis Tu est personne. Comme le dit Buber : « L’esprit n’est pas dans le Je, il est dans la relation du Je au Tu. » Plus loin, Buber nous dit que le Je du mot fondamental Je-Cela est l’individu isolé ; que l’un (le mot Je-Cela) « est le signe intellectuel d’une séparation », alors que l’autre mot fondamental « est le signe intellectuel d’une liaison naturelle ».

Un danger nous guette comme êtres humains, c’est d’être submergés, étouffés par le monde du Cela. Ce danger est sans doute particulièrement présent à l’âge de la technique. Or, parler du développement technique, toujours en lien avec la chose comme ce qu’on utilise et exploite, comme du développement de « l’activité intellectuelle » est le véritable péché contre l’Esprit ; « cette « activité intellectuelle » fait généralement obstacle à la vie spirituelle de l’homme, elle est tout au plus la matière que la vie de l’esprit doit consommer après l’avoir maîtrisée et modelée. »

Évidemment, les relations humaines peuvent être décevantes. Tu, à nos yeux, tombe souvent dans le Cela ; et que le monde social ne soit plus que pur Cela, qu’il ne soit plus vivifié par des liens de réciprocité vivante entre ses membres, est le danger qui nous guette. « Mais aux époques morbides, écrit Buber, il arrive que le monde du Cela, n’étant plus traversé ni fécondé par les effluves vivifiants venus du monde du Tu, n’est plus qu’une masse isolée et figée, un fantôme surgi du brumeux marécage et qui écrase l’homme. »

bubAu-delà du Tu adressé à un autre être humain, au-delà de la vie communautaire, l’homme a la possibilité d’entrer dans la relation pure, dans la relation avec Dieu, qui est le Tu éternel. C’est dans cette relation qu’est donné le sens de toutes choses. « Ce sens, écrit Buber, a désormais un garant. » Mais l’homme est ainsi fait que la tentation est grande, chez lui, de transformer Dieu en objet, bien qu’en Lui-même Dieu ne puisse en aucune façon devenir un Cela. C’est là la tentation de l’idolâtrie, idolâtrie qui rassure l’homme, du moins, momentanément. En effet, la relation pure ne saurait être continue, elle entre par moments dans des périodes de latence. Mais l’homme a un tel besoin de continuité (de sécurité, pourrait-on dire), qu’il est tenté de remplacer Dieu par un objet qu’il peut contrôler. Mais là n’est pas la vraie voie de l’esprit. « […] la relation pure ne peut véritablement parvenir à la stabilité dans le temps et dans l’espace que si elle s’incarne dans la matière de la vie. » Autrement dit : « L’homme ne peut apprécier cette relation avec Dieu qui lui a été donnée que si, dans la mesure de ses forces, à la mesure de chaque jour, il réalise Dieu dans le monde. »

Enfin, il y a dans l’œuvre magistrale de Buber des vues très intéressantes sur la vie des communautés humaines et sur ce qu’est une communauté vivifiée par la relation de ses membres avec le Tu éternel.

Je et Tu est à lire absolument.

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Buber, Martin. Je et Tu, Paris, Aubier Montaigne, 1970.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

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Un poème en prose de Frédéric Gagnon…

19 mars 2014

Jour franc

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Dessin de Gilles Boutin

            Nous qui avons connu la stérile saison de repentirs sans fin, nous émergeons au monde d’un acquiescement solaire.

            Nous n’avions de visage que la cendre.  Des bergers de déraison menaient le triste troupeau vers cette mort certaine qui n’a pourtant de terme.

            Mais le jour s’éveille ; mais nos corps se font concrets.

            Un jour franc pour des hommes qui ne craignent point d’être – car être soi représentait un risque des plus élevés, mais nous ne craignons point d’être : nous avons congédié les gardiens d’une longue mégarde, et nos visages se révèlent dans l’absolu clarté de l’azur, et je te vois tel que tu me vois, souverain charitable que l’on avait élevé dans l’ignorance de lui-même, sans commencement ni terme, événement du dieu qui dans la chair trouve le sanctuaire de son actualisation.

            C’était le temps d’enfants hâves aux soupirs discrets.

            Nos gardiens ne possédaient pas les clés mais parlaient la langue du mystère.

            Enfants discrets, la discipline délétère de l’oubli nous maintenait stupéfaits sur la place du marché – de discipline véritable nous ne connaissions point : ce n’était que torpeur imposée par des gardiens sans âme ; des ombres de fantômes nous barraient les portes de la Vie.

            Mais nous sommes assassins.  Mais de par notre seul rire les avons détruits, ces personnages informes qui de l’autorité portaient le masque défini.

            Maintenant les enfants dansent.

Le ciel est un sourire ; son scintillement nous ouvre les clairières de notre véritable séjour, notre repos, notre joie, un repos tout de joie au centre de nos activités libres et sans fin.

            C’est un jour franc.  Le geôlier brise son faix : nul n’avait comme lui de chaînes si lourdes – et la mère des hontes s’étend au soleil : elle s’y consume parfaitement.

            Ils n’avaient peur de rien comme de ce qui nous distingue, ces bergers d’une longue folie – mais en nos différences nous découvrons le lieu de nos plus intimes liens.

            Maintenant.  Jour de notre intelligence réelle, de nos véritables sentiments.

            Maintenant, nous sommes aguerris, pacifiques suprêmement, et d’une fable de ressentiment ne serons plus jamais dupes, maintenant, hommes et divins tout à la fois, divinement humains – et les prisons de nos espoirs ne sont qu’autant d’os jaunis qui tombent en poussière, et la poussière tourbillonne dans la lumière bourdonnante du grand Midi, maintenant.

Frédéric Gagnon

Chicoutimi, dimanche 26 octobre 2003

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

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Nostalgie et autres, par Frédéric Gagnon…

5 mars 2014

  Trois poèmes de Frédéric Gagnon

 

Nostalgie

Le cerf brame, sa blessure est profonde :39676

Il ne boira pas en l’eau de ta voix ;

Et dans ton âme calme comme l’onde,

Je n’atteindrai pas le secret de moi.

Las de ce monde, loin du temps qui fuit,

Mon cœur veut atteindre les sources vives,

Mais au milieu du chaos et du bruit,

Me tient la mort que le néant avive.

Le cerf s’étend, ses vouloirs sont broyés.

Au règne sans joie des pâles orgies,

Ce prince des bois s’éteint ennuyé ;

Sans toi je n’étreins que ma nostalgie.

**

Outsider

 

Le paysage se liquéfie

tel un ciel qu’enfermeraient

les parois d’un aquarium.

Des personnages surgissent en

concentrations de matière,

mais je demeure translucide,

étrangement lointain,

et le rayonnement de leur corps

sous mon haleine se dissout.

Tout se dissout, vous seuls restez,

Figures emblématiques d’Âges innommables

qui ne sont rien de nous ni

de nos ruines, mais l’accès à

la Parole qui de tout temps

nous obsède, nous travaille,

nous habite et nous réfute,

comme nous hantons les rêves

d’êtres qui ne nous ressemblent pas.

**

Total Mind

 

J’ai mes amis de l’autre côté des choses,65073l-nostalgie

des voix aux regards furtifs et certains.

Jamais ils ne mentent, mes amis.

Ils vivent par-delà toute vérité,

toute conception de l’entendement :

le diamant brille, l’extase est muette.

Partout étranger, nécessairement.

J’ai mes repères secrets

aux zones du Couchant :

là sont ceux qui me connaissent vraiment. –

Je ne possède rien, ma maison est pleine.

 

Inconscient le monde glisse vers son centre,

nos paupières battent d’infini.

Le monde est mon esprit,

l’esprit est mon monde.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Un poème de Frédéric Gagnon…

19 février 2014

Reconnaissance 

(À Laterrière, Saguenay.  Dans un rang.)

Jour clair et frais de l’automne.

Et dans le vol des outardes, ne pressent-on pas ce vol fantôme qui dans le champ des possibles doubleOutardes-400x191 leur parcours ?

Derrière le chêne, sur l’élévation légère, j’observe cette jeune femme qui de l’autre côté de la route, en contrebas, s’arrête pour écouter les outardes et les voir quitter toutes ensemble les terres marécageuses ; mais pour l’instant, rien ne transparaît de leur présence sinon quelques cris brefs, parfois le profil d’une tête d’oie parmi les herbes folles.

Je fais un tour d’horizon.

Au fond du paysage, des montagnes arrondies, parées des couleurs saisonnières, ocre, jaunes, beiges, rouges qui s’entremêlent insensiblement.  À gauche se trouvent des bâtiments agricoles, une ferme que délimitent deux clôtures qui se rencontrent à la base du monticule, puis un terrain inondé que contient une rangée d’arbres sur ma droite, à quelques centaines de mètres de l’inconnue, un mur de cèdres au-delà duquel j’aperçois l’extrémité grise d’une écurie qu’occulte, pour sa plus grande part, la façade d’une blanche maison aux volets noirs.

Il y a quelques jours, j’ai surpris un voilier d’outardes qui se brisait près du sol.  Les bêtes superbes sans doute venaient se repaître dans ces terres que baignent les eaux des pluies de l’automne.  Et cette fois, la jeune femme n’était qu’à quelques pas de moi, et je jurerais qu’elle partage la physionomie d’un ancien amour.  Ne possède-t-elle pas ces mêmes cheveux bouclés, d’un châtain roux, qui tombent à l’épaule ; ces mêmes yeux pers, deux ciels liquides dont s’abreuva ma nostalgie ; la mine songeuse, la taille fluide de cette figure fugace que trop de nuits je poursuivis en mes rêves ?

Les pensées les plus audacieuses ne sont jamais sans contrecoups dans la réalité concrète – et comme j’établis que d’incontestables correspondances lient mon amante de temps anciens à l’amante des bernaches, les outardes tout d’un coup quittent la terre pour former, dès leur envol, cette pointe de flèche dirigée vers la lune.  Et le chœur entame son chant, vocalises brèves, indéfiniment répétées, de leurs voix primordiales, triste chant de joie, exaltante plainte de la terre, de la terre qui se retrouve dans le ciel et se découvre venue de plus loin qu’elle-même… – et spontanément surgit sur mes lèvres le mot Dieu

Qu’un ange le prononce sans bruit, qu’il caresse l’espace d’un soupir, suffit pour que l’on pressente la réalité de Dieu, qui est à la fois le chant de l’outarde et son vol immatériel.

 Elles traversent le zénith.

Leurs ailes déployées, les oies sont des triangles à l’intérieur d’un triangle, et leur mouvement détermine des géométries nouvelles – et tout événement ne se produisant pas sans contrecoups dans le monde des pensées, j’ai l’intuition soudaine de la correspondance des lieux, chacun s’imbriquant en l’autre, se modelant sur la forme de l’autre pour former un ensemble de sphères concentriques et ondoyantes.  Fulguration !  Relativité que l’on expérimente dans l’absolue certitude d’une présence qui est celle de leur vol impalpable, mais certain.  Pur mouvement.  Et leurs cris, distincts comme des agates dans les ruisselets de brise, font vibrer les espaces qu’elles parcourent, libres et pourtant soumises à la nécessité.

Tout-en-un.

3565521112_4bf22-4cb4bElles forment triangle, mais quelques bêtes en éclaireuses devancent la pointe et d’autres traînent à la base pour garder les arrières ; et je suis immobile derrière la jeune femme qui regarde les outardes.

Elle met sa main en visière ; dans son imperméable lime se forment des replis et crevasses ombreux et mouvants dont les rapports ne sont pas moins complexes que ceux de la terre, des outardes et du ciel avec les galaxies que peuplent les étoiles – et je me rappelle distinctement d’un jour pareil avec mon amour, et qu’elle accomplit le même geste… et je sais que par-delà mes dilections, les correspondances s’étendent à l’infini, et n’ont pour terme que

le Point qui d’une seule projection fait les univers sans nombre – et de tous les êtres s’accordent les respirations.

 Et je reconnais dans le chant des outardes l’unique pensée dont jaillissent les mondes comme je reconnais en la jeune femme l’apparition d’un amour unique.

Et je suis reconnaissant.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

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Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

5 février 2014

 L’EXCÉDENT

 

L’art et la morale ont ceci de commun qu’ils seraient inconcevables si la réalité se limitait aux faits bruts.images   La Vénus de Botticelli ne serait, pour un cerveau qui ne comprend que le fait positif, qu’un signe utilitaire ; elle se réduirait à la représentation de la femelle de l’espèce humaine au même titre que la planche d’anatomie ; et s’il devait y reconnaître la divinité latine, l’esprit attaché à la seule factualité n’y trouverait, encore une fois, qu’un signe qui se résout en son utilité, qui serait ici de nous rappeler la vie religieuse d’une époque « primitive » de l’espèce.  Or telle n’est pas notre expérience de la toile.  Tout comme l’esprit positif que j’ai imaginé, nous voyons les mêmes ordres de représentation (celle d’une certaine femme et celle de Vénus), mais l’expérience authentique du tableau excède la reconnaissance de ces données, car elle est celle d’un émerveillement (on pourrait également dire d’un ébranlement) devant la beauté.  De même, devant un choix que nous, nous qualifierions de moral, un être qu’anime seule la raison instrumentale ne chercherait que son profit, alors que notre expérience intérieure montre qu’il en va d’une réalité qui passe notre intérêt, qu’il s’agit d’un choix qui, pour avoir une valeur réellement éthique, doit être ordonné au Bien.  Dans les deux cas, quelque chose excède donc la réalité empirique, et c’est justement ce X, qu’il s’agit ici d’approcher, qui fait de nous des hommes.

            Avant d’aller plus loin dans ces considérations, il est un autre point sur lequel il faudrait s’arrêter : celui de l’importance du langage.  En effet, le choix moral suppose qu’il y ait un débat de l’âme avec elle-même (évidemment, il peut toujours y avoir consultation, dialogue avec un autre, mais en définitive, c’est en l’esprit de celui qui agit que le débat doit se résoudre, sans quoi il n’est plus l’agent d’un choix moral, mais un simple exécutant.)  Or ce débat ne pourrait avoir lieu si l’homme ne possédait comme son bien propre le langage articulé.  En effet, nos actes ne résulteraient alors que de tendances caractérielles plutôt que de l’intention d’agir en accord avec ce que nous percevons comme un bien.  Par ailleurs, l’art, tout art, est langage : il y a toujours un émetteur (par exemple le compositeur ou l’orchestre qui interprète sa symphonie) et un destinataire (l’auditeur dans le cas de la musique).  Or le langage de tous les langages (on pourrait dire leur langue commune) est le langage verbal, ou le langage naturel : lui seul permet l’explication des arts entre eux.  On imagine mal qu’un homme s’exprime sur la correspondance des arts à l’aide de couleurs, par exemple, mais il est possible, jusqu’à un certain point, de traduire l’expérience de la peinture en mots.  En fait, on pourrait dire que le langage naturel est le traducteur universel de toutes les expériences (celui qui rend suprêmement compte de leur caractère intelligible) ; qu’il est le bien le plus intime de l’âme dans son pouvoir d’expression.  C’est pourquoi, dans cette étude, de tous les arts je privilégierai la littérature, si proche et si lointaine.

            Il est une constatation qui pour évidente qu’elle paraisse mérite, me semble-t-il, l’attention : chacun parle, l’illettré comme le plus grand prosateur.  Nous sommes en présence d’un bien commun.  Voilà qui déjà met à part la littérature.  En effet, peu d’hommes peignent, peu jouent du violon ; mais la littérature, elle, prend pour matériau ce qui en fin de compte est le bien de tous.  En ce sens, c’est peut-être l’art le plus démocratique qui soit (surtout si l’on inclut les traditions orales) ; et pourtant elle

Hubert Aquin

Hubert Aquin

demeure en un sens lointaine : peu d’hommes deviennent écrivains, encore moins de très grands écrivains, et même le fait d’être bon lecteur n’est pas à la portée de tous.  La littérature est donc véritablement proche et lointaine ; on pourrait dire que tout se joue dans un certain excédent de sens qu’il faut être capable d’apprécier.  Ainsi, on trouve dans Neige noire d’Hubert Aquin cette phrase admirable : « Le temps est une vierge enceinte. »  L’esprit que j’évoquais plus haut, sensible aux seuls faits positifs, n’y verrait sans doute qu’un paradoxe ; il nous dirait qu’on est l’un ou l’autre, vierge ou enceinte, mais jamais les deux à la fois.  Et pourtant nous percevons dans cet énoncé plus de contenu qu’en une explication que l’on voudrait claire, nettoyée de tous tropes, sur la nature du temps.  La traduction de la phrase du romancier québécois en termes purement logiques donnerait à peu près ceci : « Bien que tout naisse dans le temps, le temps demeure égal à lui-même ».  Ce serait là un grave appauvrissement : l’énoncé d’Aquin, lui, en plus de son contenu logiquement analysable, transmet, par son caractère poétique, un nombre incalculable de contenus (ou pour mieux dire, un nombre de contenus toujours à la mesure de la sensibilité du lecteur) dont les plus évidents sont ceux de pureté (« vierge ») et de puissance génésique (« enceinte »).  Il y a donc là excédent : l’énoncé poétique excéderait son contenu conceptuel le plus manifeste.  De plus, il faut noter que nous sommes en présence d’un oxymoron qui montre que l’intelligence a cette capacité d’appréhender, au-delà de ses expériences fragmentaires et contradictoires, la totalité où les termes contraires se révèlent dans leur complémentarité.  L’oxymoron, pourrait-on dire, témoigne de la possibilité, pour l’esprit, de déborder les données immédiates de l’expérience.

            La littérature nous met donc en présence de la vraie puissance du langage ; elle excède de loin la traduction d’un ordre de faits en termes univoques, et c’est sans doute l’une des raisons qui en fit une des grandes éducatrices du genre humain, car notre vie d’homme est d’abord et avant tout définie par des choix moraux qui eux-mêmes ne sont possibles que si l’on conçoit la personne comme réalité qui dépasse (et donc excède) l’ensemble des faits empiriques qui nous constituent.

Frédéric Gagnon

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)

 


Des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

22 janvier 2014

Je n’écrirai pas d’art poétique

Un poème de Frédéric Gagnon

 Je me définis.  Si l’exercice me heurte comme le signe d’une chute, sans doute s’impose-t-il dans uncropped-for-blog monde compact qui de toutes parts borne la vie.  Et sans doute a-t-il sa raison d’être s’il est un ange pour jaillir de l’effort qui me meurtrit.  Et quand viendra l’infini d’une vie souveraine, je saisirai la profonde nécessité de tout ce qui m’avait contraint, car pour l’esprit qui se joue, se déjoue, toute contrainte n’est qu’une marche vers son actualisation absolue.

Je me définirai donc, et je ne mépriserai pas les ressources de la mer, du roc et du vent.

Je n’ai pas le culte de l’élan vital, mais je cherche dans la vie ce qui dit plus que la vie.  L’affirmation, si péremptoire qu’elle paraisse, n’en décrit pas moins l’attitude fondamentale mais incertaine d’une âme, de celle qui précisément est mienne, qui se débat au milieu de contradictions qui font son désespoir, mais dont elle tirera peut-être l’ampleur appropriée – peut-être – si jamais elle maîtrise l’alchimie suprême que définissent d’abord l’attention et la patience dans la recherche passionnelle des biens ultimes.

tumblr_lqatwwuA6N1qhvvueo1_500Si je devais écrire un Art poétique, je me bornerais au mot d’ordre suivant : cultiver une attention sans failles quant aux états intérieurs et au déroulement externe des choses (pour peu qu’une telle différence soit plus qu’une fiction utile dont un sens supérieur de l’utilité commanderait l’abolition).  Sentir est à la portée de tous, des hommes comme des bêtes, mais peu sont capables d’une perception juste.  Pour le reste, se détourner d’explications trop longues : mieux vaut saisir l’émotion dans ses premiers mouvements, car ces mouvements naissent de la perception juste, de celle que n’ont pas atteinte des impératifs particuliers.

Je n’écrirai pas d’Art poétique : de tels poncifs, surtout s’ils sont vrais, deviennent facilement nuisibles, car ils engagent au-delà de ce qu’ils peuvent décemment promettre.  Alors, passons.

Je me définirai donc.

Mais à bien y penser, je ne fais jamais que cela.

Tâchons tout simplement d’être attentifs – et le reste viendra.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)

 


Des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

8 janvier 2014

Le monde du sexe de Henry Miller

      Le monde du sexe est un essai de l’écrivain américain Henry Miller dans lequel on trouve vraiment Henry Millerdu meilleur et du pire.  Miller passe d’un sujet à l’autre sans véritables transitions logiques, si bien qu’il est parfois difficile de saisir où il veut en venir.  D’un autre côté, sa verve, comme toujours, est irrésistible, si bien que j’ai dévoré ce livre.  Qu’il parle de ses relations avec sa première femme ou de l’apocalypse qui guette l’Occident (cette dernière idée semble être une sorte de fixation chez cet auteur), Miller captive le lecteur.  Comme toujours, ce cher vieux bouc connaît des moments de grâce qui lui permettent d’énoncer des idées qui ont le mérite d’être très vraies et parfois très belles.  Je vous en citerai deux.  Au début de son essai, Miller nous dit : « La vie ne commence réellement qu’avec la solitude ; ce qui se passe, lorsqu’on se rassemble, découle purement et simplement de ce qu’on était seul.  Les phases essentielles de notre vie, ses tournants, ont pour ressort le silence. »  Voilà qui me paraît très juste.  C’est le genre de citation que l’artiste et le saint, des oisifs d’un type supérieur, devraient constamment avoir à l’esprit, surtout dans ce monde d’agités frénétiques où l’on vous reprochera le moindre moment consacré à la méditation.  Par ailleurs, à la toute fin de son essai, Miller tient des propos profondément pertinents dans un univers matérialiste qui, contaminé par un évolutionnisme de bazar, ne sait plus apprécier la place de l’être humain au sein de la création.  Miller nous dit en effet : « L’homme n’est pas un animal terrestre comme les autres ; il se tient à part, dans toute la création.  Il a été fait pour vivre dans un monde invisible né de sa propre souffrance. »  Cela, encore une fois, est fort juste, mais il s’agit d’une pensée qu’il faudrait compléter ainsi : ce monde, né de sa souffrance, est pure joie (comme le savait Spinoza) si l’homme s’est affranchi.  Toujours est-il que je sais gré à Miller d’avoir parlé de spiritualité avec franchise et sérieux dans une époque qui ne connaît guère le sentiment du sacré.

            Le lecteur qui m’a patiemment suivi jusqu’ici se demandera sûrement ce que je reproche à cet essai puisque je disais en début de chronique qu’on y trouve du meilleur et du pire.  Eh bien, voilà, je trouve que Miller y pousse son individualisme jusqu’à l’absurde, ce qui donne lieu à des passages pour le moins problématiques.  Miller nous dit ainsi : « Si cela devait aider l’homme à se libérer, je n’hésiterais pas à recommander les rapports avec les animaux, ou le ……. [les points de suspension sont du traducteur] en public, voire l’inceste, entre autres.  Il n’est rien de faux ou de mauvais en soi, pas même le meurtre.  Ce qui est faux, c’est la peur de mal faire, de commettre un meurtre, d’agir, de s’exprimer. »  Plus loin, Miller explique que l’être humain affranchi de toutes entraves (la religion, l’État, la morale, etc.) serait enfin libéré et saurait ce qu’est vraiment le sexe (ce que l’auteur, lui, savait sans doute également).  Voilà qui, malgré toute l’admiration que je voue à certaines œuvres de Miller, me semble un brin naïf.  Je ne sais trop quelle est la part de la civilisation ou de la nature dans nos règles de bienséance et de morale, mais je suis convaincu que sans elles nul ne serait libre.  Miller, je crois, aurait mieux fait de se rappeler ce qu’il disait dans Sexus : « L’objet de la discipline est la liberté. »  Certes, comme êtres spirituels, nous aspirons à l’inconditionné, à l’Absolu, mais une liberté pleinement humaine suppose une discipline préalable.

            henry-miller-nexusEnfin, je suis loin de vous déconseiller la lecture du Monde du sexe : lire Miller est toujours stimulant, et il faut ajouter que même lorsqu’il tient des propos parfaitement triviaux (quand il parle de sa propre sexualité, par exemple), Miller est toujours intéressant, ce qui, à mon avis, est la marque d’un écrivain réel.  Par ailleurs, je ne saurais trop vous recommander la lecture de La crucifixion en rose (Sexus, Plexus, Nexus), véritable somme sur l’apprentissage ardu de la vie d’artiste.  En définitive, Miller est un auteur qui compte.

Miller, Henry, Le monde du sexe, Buchet/Chasrtel, 1968.

Frédéric Gagnon

 

 

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

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Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

25 décembre 2013

Le Yoga tantrique de Julius Evola

   Le Yoga tantrique de Julius Evola est un ouvrage fondamental pour tous ceux qui s’intéressent à la ispensée hindoue et plus précisément à cette voie de réalisation spirituelle qu’est le tantrisme.  Né aux premiers siècles de l’ère chrétienne, il s’agit d’un mouvement en partie populaire qui réaffirmait le culte préaryen de la grande déesse, de la Çakti (prononcez Shakti) ; mais il y eut un autre tantrisme, pleinement métaphysique, dans lequel s’engagèrent des hommes d’une nature qui ne manquerait sans doute pas de choquer nombre d’Occidentaux.

  Il serait trop long, dans cette chronique, d’expliquer tout ce qu’Evola nous apprend de la métaphysique et de la cosmologie tantrique ; je me contenterai donc d’indiquer quelques thèmes qui me paraissent essentiels.

    Contrairement au Vedanta, le tantrisme ne pose pas au principe du monde manifesté (qui comprend aussi bien le Dieu personnel que les dieux et que toute créature) le Brahman neutre, mais la Çakti, la puissance.  Cette puissance se différencie en deux formes : une forme mâle, immobile et active, nommée Çiva (prononcez Shiva) ; et une forme mobile mais passive, qui s’extériorise dans la manifestation, Çakti (le mot dans cette acception étant pris dans un sens plus restreint, soit celui d’épouse – et de puissance – de Çiva).  Çakti comme épouse de Çiva se perd dans ce qui est manifesté jusqu’à devenir mâyâ-çakti (pouvoir d’illusion) alors que Çiva représente le pôle transcendant.  Or, le but de l’adepte est d’une part de réunir en lui-même Çîva et Çakti afin, d’autre part, d’éveiller la kundalini, une énergie occulte qui est la Çakti primordiale en chaque être humain.  Une éthique, des rituels magiques et un yoga en partie apparenté au yoga classique permettront à quelques-uns d’atteindre la fin ultime.

   Il faut d’abord être conscient d’un fait : cette pratique, ce sâdhana, s’adresse à un type d’hommes spécial appelé vîra, qui signifie littéralement héros.  « Ce terme, nous dit Evola, désigne une catégorie spéciale d’initiés tantriques caractérisés par une qualification virile, le courage et une inclination vers les rites outrés à caractère  » dionysiaque « . »  Le tantrisme est une voie radicale qui ne peut convenir à tous.  L’éthique qu’on y pratique est ce que d’aucuns nommeraient une contre-éthique ou encore l’anomie pure et simple.  Ainsi, le vîra doit d’abord détruire ce qu’on appelle les pâça, les liens.  Ces liens (qui sont ceux de l’homme ordinaire) sont les suivants : la pitié (mais le premier envers qui l’adepte doit se montrer sans pitié n’est nul autre que lui-même) ; la désillusion (l’homme ordinaire va de l’espoir à la désillusion parce qu’il dépend d’éléments externes) ; la honte ; la peur ; le dégoût ; la famille ; la caste ; les préceptes, rites, observances et autres interdictions variées.  À tout cela, il faut ajouter que le tantrisme incorpore la consommation de breuvages alcoolisés et des rites sexuels.

     Je crois que le tantrisme a beaucoup à nous enseigner sur les effets de l’alcool et des autres drogues.  Ce n’est pas un hasard, à mon avis, si tant de poètes et d’artistes ont abusé de l’alcool.  Alors que chez l’homme commun le vin ne provoque qu’une ivresse grossière, purement sensuelle, chez l’homme différencié, il provoque l’affleurement d’un plan subtil qui est celui des énergies occultes qui nous maintiennent dans l’être alors même que nous en sommes inconscients.  Évidemment, en dehors d’un contexte métaphysique fort, ces expériences demeurent embryonnaires, mais elles n’en sont pas moins décisives.

    isddQuant à l’usage de la sexualité, il faut mentionner qu’au-delà de la femme, l’adepte s’unit à la Femme, à la Çakti primordiale, et qu’une telle union provoque un réel traumatisme qui peut ouvrir vers le haut, vers des contenus supra-individuels.  Comme l’écrivait le grand historien des religions Mircea Eliade, que cite Evola : « Si, devant la femme nue, on ne découvre pas dans son être le plus profond la même émotion terrifiante qu’on ressent devant la révélation du Mystère cosmique – il n’y a pas rite, il n’y a qu’un acte profane. »

     Enfin, le livre d’Evola, dont je ne vous ai offert qu’un aperçu, est un ouvrage profond que je recommande à tous les chercheurs de vérité.  Il faut ajouter que l’un de ses mérites est de présenter de très nombreux parallélismes entre le tantrisme et la pensée ésotérique de l’Occident (il y a d’ailleurs un très bel appendice sur les Fidèles d’amour).

Evola, Julius, Le Yoga tantrique : sa métaphysique, ses pratiques, Fayard, 1989.

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