Ô capitaine, mon capitaine ! un texte de Sophie Torris…

Ô capitaine, mon capitaine !

Cher Chat,

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Ma journée est en train de couler à pic. Je me suis pris un gros récif à bâbord du cœur, très tôt ce matin. Il a surgi sur le bleu de mon horizon virtuel, d’un seul coup. Pas moyen de l’éviter. Avez-vous déjà appris, le Chat, le décès d’une personne que vous aimiez, sur Facebook ? Vous êtes là, au milieu des clapotis ambiants à dériver tranquillement quand une lame de fond vient submerger votre raison. Au début, vous ne voulez pas comprendre, vous ne voulez pas croire à ce naufrage-là. Vous avez beau prendre la tasse, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas boire de cette eau-là. Et même s’il n’y a que des bulles qui crèvent à la surface, vous nagez à contre-courant à la recherche d’un improbable poisson d’avril. Mais voilà, vous avez vite fait de vous noyer dans le ressac des commentaires et des témoignages qui engloutissent très rapidement toutes velléités d’espoir.

J’ai donc fini par échouer. Depuis, j’écope le trop-plein de larmes et je pleure cette amitié de longue date, ce vieux gréement qui a largué les amarres sans crier gare et qui m’a laissée en rade. Qui nous a laissés en rade.

Je ne suis pas la seule à chavirer. Ils sont plusieurs à n’être plus étanches et à se liquéfier sur la page de son profil. Après lui, le déluge ! « Ô capitaine, mon capitaine, moi qui pensais croupir dans tes eaux désormais stagnantes, je goûte à l’ivresse de tes profondeurs. »

Il n’a jamais été adepte de la navigation de plaisance. Il n’était pas du genre à mettre de l’eau dans ton vin et il flushait sans vague à l’âme ceux qui ne supportaient pas son caractère bien trempé. Ils ne sont donc qu’une petite communauté virtuelle, ce matin, accostés au bastingage de son souvenir. Je n’en connais aucun, mais je le reconnais à travers tous. Dans ce grand vent qui souffle pourtant de travers, ils se maintiennent à flot en s’éclaboussant. Ça fait de jolis ricochets sur le grand vide qu’il laisse.

Je m’attends, tout comme eux, à un profond abysse virtuel. Il était de ceux qui commentent l’actualité avec passion et irrévérence presque quotidiennement. Je fais défiler l’eau sous ses ponts, une décrue de milliers de statuts. Il y en a tellement que je n’arrive pas à remonter à la source de cette rivière numérique. Ça fait des vagues comme s’il tenait encore le cap, comme s’il n’avait pas pris le large.

D’ailleurs, ils sont plusieurs à lui laisser des messages, des mots doux et espiègles, des coups de gueule, des petits morceaux de bravoure verbale, comme des bouées de sauvetage que l’on souffle pour se repêcher soi-même.

On dit que, pour faire son deuil, il faut voir le corps inerte du disparu. Je n’ai pas revu mon ami depuis des années, mais cela ne m’a pas empêchée d’entretenir à distance une relation tout aussi affectueuse. Aujourd’hui, je navigue en eaux troubles. Son profil est et restera peut-être toujours visible. Comment puis-je faire mon deuil alors que, sur Facebook, il ne mourra jamais ?

Le 29 octobre prochain, une relance automatique d’un goût assez douteux me demandera de souligner son anniversaire. Combien serons-nous alors à suivre les rigoles de son passé, à nous amarrer un instant dans l’écume qui reste de lui, à le relire, à le revoir, à lui écrire peut-être, et pourquoi pas à lui envoyer une vieille photo de nous ? Il y a de plus en plus de profils posthumes qui deviennent mémorial. Ferons-nous de son il déserté une oasis ?

Je sais bien que son historique Facebook n’est pas révélateur de tout ce qu’il fut et je sais bien que ce n’est qu’une grande marée d’amour et de peine qui motive chaque nouveau statut, mais, lui, aurait-il aimé que l’on navigue sur sa mer intérieure alors que sa célèbre répartie vient d’être reléguée en cale sèche ?

On se livre tellement de nos jours sur les réseaux sociaux, sans penser que cette débâcle de confidences nous survivra, comme une ancre post mortem qui retient tous ensemble les vivants. Et vous, le Chat, aimeriez-vous, que l’on vienne se recueillir sur votre tombe numérique quand vous ne serez plus ?

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecJe relis son dernier post et j’ai le mal de mère : « La petite fille que je tiens dans mes bras sur ma photo de profil sera maman au début de l’automne. Ce qui veut dire que je serai grand-père. Si tout va bien. »

Si tout va bien… comme s’il se doutait déjà qu’il dessalerait avant l’heure.
Il est joli, mais tellement triste, son dernier soupir.

Alors, adieu capitaine, mon capitaine. Et au risque de t’entendre me dire que je nage en pleine eau de rose, je me plais à t’imaginer en train de marcher sur l’eau avec un illuminé de ton espèce.

Tu me manques. Épicétou.

Sophie

Crédit pour la première illustration : Hommage posthume au Maître Huang (artiste : Fabienne Verdier ; photographe : Ines Dieleman)

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieSophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

3 Responses to Ô capitaine, mon capitaine ! un texte de Sophie Torris…

  1. Anonyme dit :

    C’est hyper prenant ce texte. A fortiori quand on a très bien connu la personne. Je trouve ce texte fidèle à mes émotions et à lui.
    Merci Sophie.

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  2. Laigo dit :

    Tellement lui, tellement ce que furent mes émotions.
    Forcément très sensible à ce magnifique texte qui parle d un ami très cher.
    Merci Sophie.

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  3. Sophie dit :

    Merci! Vos compliments me touchent beaucoup. J’espérais que mes mots réunissent ceux qu’ils l’ont aimé. Je constate que nous sommes nombreux dans le sillage qu’il a laissé.

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