Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Printemps tardif

« Ils sont arrivés. Ils arrivent chaque année, juste au moment où, sous les chauds rayons du soleil d’avril, la DSCN4553neige granuleuse commence à fondre. D’abord, on les remarque à peine. Ils ont l’allure de minuscules esquilles de bois ou d’écorce. À les regarder, on ne devinerait jamais que ce sont des insectes. Jusqu’à ce qu’ils se mettent à bouger, à courir sur la neige. »

La vieille dame a brisé le silence.

Dans la pénombre du salon. Traversée de quelques rais de lune. Ils sont deux. Elle et son homme. Assis côte à côte. Immobiles. Silencieux. Deux vieillards transis qui, cette nuit, veillent. Est-ce la lune presque pleine qui trouble leur sommeil ? Ou bien le vent qui fait des siennes ? À les voir, on devine qu’un fait plus troublant que le vent vient d’ébranler leurs certitudes.

La vieille dame hasarde encore quelques mots. De ces petites phrases banales que l’on dit pour reprendre pied, pour tenter de s’accrocher au réel.

« Chaque printemps c’est la même chose. Ils viennent puis disparaissent. Je n’ai jamais vraiment su leur nom. Mouches ou puces des neiges ? Ils ne ressemblent pourtant ni à des mouches ni à des puces. »

Le vieil homme ne dit rien. Néanmoins, sa femme insiste pour tenter d’amorcer la conversation. À quoi bon, se dit-elle, égrener chacun pour soi les rêves abandonnés en cours de route ? Rêves auxquels nous renonçons ou rêves qui, à la longue, nous abandonnent à notre vacuité ? Désormais condamnés à voir se décliner nos vies à l’imparfait…

Il y a quelques heures, tous les deux emmurés dans leur silence, les yeux tournés vers la fenêtre, ils ont cru un moment apercevoir là-bas, tout au bout du chemin, les phares d’une auto. Mais qui pourrait bien être assez fou pour s’aventurer en pleine nuit sur ce chemin isolé et venir s’y embourber dans la neige molle, la boue et les ornières ?

Et l’auto, à la croisée, a rebroussé chemin.

D’une voix presque éteinte, la vieille dame soliloque.

« Le passage éphémère de ces minuscules insectes. L’eau qu’au matin de Pâques, mon père et moi, nous allions puiser à la source du village. Le plaisir de revoir enfin affluer dans les battures les oies blanches, les outardes et les canards sauvages et d’aller cueillir sur les rives limoneuses de la rivière les fleurs jaunes des tussilages… Il me semble parfois qu’on a oublié tout ça. Et qu’à force de ne plus prendre le temps de saluer le retour des eaux, le dégel de la terre, les champs à nouveau mis à nu, nous allons à la dérive. »

DSCN4561Le vieil homme se lève. Il ouvre la fenêtre. Une petite brise venue du sud a chassé le noroît. Accoudé à la fenêtre, il contemple un long moment la lune qui derrière la montagne s’apprête à disparaître. Puis revient s’asseoir. Il ne dit rien. Pourtant une larme a coulé sur sa joue.

Dans la grisaille du salon où le jour tarde encore à venir. Ils sont deux. Assis côte à côte. À nouveau immobiles et silencieux. Deux vieillards transis. Occupés à attendre que se dissipent les ombres et que les premières lueurs de l’aube viennent à nouveau nommer les couleurs.

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, àdscn025611 force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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